Le débat sur le téléchargement est dominé par l'assertion selon laquelle le téléchargement explique tout ou partie de la baisse spectaculaire des ventes de disques depuis le début des années 2000 (voir les chiffres-clé du Ministère de la culture pour le cas français). Pourtant, les travaux empiriques réalisés sur ce thème ont bien du mal à faire apparaître ce qui devrait être un phénomène massif s'il a un tel impact sur les ventes.

L'essentiel de cette littérature (Hui and Png, 2003 constitue une exception) se concentre sur les seuls échanges en ligne, suite au procès de Napster. Il y a là évidemment une faille, puisque les échanges hors-ligne, s'ils impliquent de moindres effets de réseaux, peuvent également correspondre à des volumes très élevés (tiens, il y a 10Go de musique laissés par le précédent doctorant qui traînent sur un des PC du bureau). Admettons cependant que l'essentiel des fichiers copiés en violation du droit d'auteur le soient par l'intermédiaire de technologie de réseau, et que la baisse du coût des supports de stockage mobiles n'ait joué un rôle que marginal.

La dernière revue de littérature en date avant cette de R. Towse était celle de Leibowitz 2005. Les premières études (Leibowitz 2004, Zentner 2005, Peiz et Waelbroeck 2004) trouvent une corrélation entre déploiement du haut débit (ainsi que des téléchargements, sur la base de sondages) et la baisse des ventes de CD (ou des magasins spécialisés). Les élasticités de substitution ainsi calculées entre CDs et musique piratée semblent expliquer convenablement la baisse de 2001, mais seulement une fraction de celle de 2002. En tirant parti des différences entre genres, Leibowitz et Zentner relèvent que les genres les plus téléchargés sont également ceux dont les ventes baissent le plus.

À ce point-là, on en est au stade de la corrélation. Pour essayer d'aller plus loin, Oberholzer-Gee et Strumpf 2007 comparent les ventes hebdomadaires par album et le nombre de sources disponibles sur un réseau P2P donné, et concluent à un effet nul des téléchargements sur les ventes. Leibowitz critique violemment leur méthodologie. Dans le même temps, Zentner 2006 et Hong 2004 trouvent respectivement que les téléchargements expliquent 7,8 % et 30 % de la baisse des ventes. Prenant une autre approche, Rob et Waldfogel étudiens les comportements de 500 étudiants de premier cycle aux États-Unis, et trouve qu'un album téléchargé réduit de 20 % les achats de musique, et que la musique téléchargée est celle que les étudiants esiment la moins intéressante. Gohsh ''et al.'' 2005, Holm 2001 et Rochelandet et Guel 2005 trouvent des résultats similaires : la possibilité d'accéder à de la musique gratuitement réduit la propension à payer des consommateurs pour des copies légales, mais cette propension reste nettement positive. Les deux premiers concluent ainsi que des mesures de réduction des prix des CD seraient sans doute plus efficaces que des mesures répressives.

Les résultats obtenus sont donc assez nettement divergents, allant d'un effet nul (Oberholzer-Gee et Strumpf) à la mise en difficulté d'une industrie qui aurait dû continuer sur sa courbe de croissance (Leibowitz). Les autres papiers mettent également en évidence la participation d'autres facteurs, qui restent à identifier, à la réduction des achats de CD (oon peut penser en particulier à la baisse d'achats d'albums complets au profit de titres au détail). D'après Ruth Towse, le principal problème est celui de la qualité des données utilisées. De manière évidente, il est assez héroïque de vouloir généraliser à l'ensemble de la population des comportements observés chez des étudiants, plus technophiles et plus sensibles aux prix. Les études globales utilisent par ailleurs des indicateurs indirects, comme une connexion haut débit ou la possession d'un ordinateur pour estimer les activités de piratages, ce qui introduit à la fois des biais et des corrélation artificielles (par exemple, si les étudiants téléchargent tout en achetant autant de musique qu'avant, tandis que les jeunes actifs ont remplacés les achats de musique par la consommation de jeux vidéo). Les estimations des activités de piratage par déclaration des enquêtés produit un biais inverse de sous-estimation, tandis que la mesure directe effectuée par Oberholze-Gee ne concerne qu'un des multiples réseaux d'échanges. De plus, les mesures des ventes elles-mêmes proviennent pratiquement toujours de l'industrie du disque elle-même. La sensibilité de la question oblige à se poser la question de la fiabilité de ces données, qui peuvent être manipulées en interne. Enfin, fait remarquer Ruth Towse, toutes ces études font l'hypothèse implicite que l'industrie connaissait, au cours des années concernées, une forme d'équilibre concurrentiel. Cela est difficile à défendre quand le secteur a connu des mouvements de concentration très importants, qui ont eu un impact sur les politiques éditoriales des principales entreprises du secteur.

On peut ajouter à ces arguments que même une évaluation qui ne prendrait en compte que les intérêt des producteurs de musique ne saurait faire l'économie des effets distributif des échanges. Si les effets de ceux-ci sur les ventes des artistes les mieux établis semblent clairs et négatifs, il est possible que l'effet de découverte de nouveaux morceaux augmente la demande adressée à des artistes moins connus. Là encore, les données manquent. Il faudrait également pouvoir tenir compte des effets de cycle de vie des supports, le CD étant un produit relativement ancien, ainsi que des variations des prix relatifs, en particulier des autres formes de loisirs, jeux vidéo en tête.

Enfin, les gains éventuels des mesures répressives doivent être mesurées à l'aune de leur efficacité (douteuse, l'interdiction de Napster n'ayant conduit qu'à la multiplication de réseaux plus robustes), de leur coût (important, plus de 70 millions d'euros à payer pour les FAI ou Hadopi) et de leurs effets pervers (en termes de protection de la vie privée et d'image du secteur). En outre, il faut sans doute prêter l'oreille à l'idée que l'élasticité-prix des consommateurs a augmenté, et qu'une réduction des prix pourrait être plus efficace que la plupart des mesures répressives.

À la lumière de cette revue de littérature, il me semble assez clair que la loi Hadopi est au mieux inutile, et très probablement néfaste. Elle prétend en effet s'attaquer à un problème dont l'ampleur est probablement bien moindre que ce que pensent ses concepteurs, tout en ayant un coût conséquent. Je n'ajouterais pas ici les arguments, rappelés ailleurs, qui démontrent qu'elle est en outre techniquement inepte et particulièrement invasive en termes d'atteintes à la vie privée.

Surtout, et ce sera l'objet des billets suivants de cette série, cette loi ne saurait se prévaloir de la défense du bien commun : seul est pris en compte l'intérêt des producteurs de musique. Or, il n'est pas clair que l'État doive défendre les rentes générés par les droits actuels de propriété intellectuelle en ignorant les conflits d'intérêt puissant existant d'une part entre artistes et maisons de production, et d'autre part entre maisons de production et consommateurs.