Pilotage de la recherche : une illustration du problème
Un lecteur de ce blog me signale par mail ce billet retranscrivant une lettre adressée à un chercheur pressenti pour faire partie d'un comité d'experts de pilotage de la recherche. La prose en est assez éclairante pour que le chercheur en question s'abstienne de commentaire. Hat tip au lecteur qui me l'a signalé (comme il est passé par mail, je m'abstiens de le nommer ici).
Je ne résiste cependant pas à l'envie d'ajouter mon grain de sel. Je dois avouer que je n'ai rien compris à la première lecture de la lettre, tant le jargon managérial y est dense. À la deuxième lecture, je me demande ce qui dans cette lettre, et dans les orientations de politique de recherche qu'elle sous-tend, relève de la naïveté (ou de la pure et simple ignorance du fonctionnement de la recherche) et de ce qui relève de l'aveuglement.
Le présupposé de la lettre me semble être qu'il existe des « défis » identifiables (et dûment identifiés par le comité idoine). En l'occurrence, le chercheur était contacté en relation avec le défi intitulé « le numérique, le calcul intensif et les mathématiques ». Je vois immédiatement plusieurs problèmes.
Le premier serait qu'il serait possible de mettre en évidence les enjeux principaux de la recherche actuelle dans le domaine choisi, en d'autres termes les programmes de recherche porteurs. C'est à mon sens ignorer deux choses. D'une part, l'ampleur des effets de mode dans la recherche, qui font que certains thèmes jugés porteurs peuvent s'essouffler assez vite. D'autre part, l'offre de recherche (entendre : le nombre et la qualité de chercheurs travaillant sur un thème) fait déjà l'objet d'une forme d'allocation par le marché. Un programme de recherche (je pense qu'il s'agit ici de ce que la lettre nomme improprement « défi ») prometteur attire rapidement thésards motivés et chercheurs à la recherche de nouveaux thèmes. De ce fait, peut-on vraiment croire qu'un pilotage, fût-il le fait de gens compétent, peut faire beaucoup mieux ? Personnellement, j'en doute.
Le second problème me semble résider dans l'intitulé du défi. Certes, il est bourré de mots-clef à même d'attirer l'attention du communicant de passage. Mais est-il scientifiquement pertinent ? Bien que cela ne soit pas mon domaine, j'en doute. La largeur des concepts utilisés (en particulier le fourre-tout numérique, qui ne veut en général rien dire de précis) m'incite à penser qu'il s'agit avant tout d'un habillage pour des programmes de recherche beaucoup plus précis que ce que l'intitulé laisse entendre. En fait, en y réfléchissant un peu, j'y vois une formulation maladroite de la manière dont on peut vouloir représenter la recherche en cryptographie. Mais alors, si tout cela s'adresse essentiellement aux chercheurs, pourquoi cet habit d'arlequin pour un domaine dont personne, je pense, ne conteste ni l'importance ni la pertinence ?
Il est donc au final possible que cette lettre soit malheureusement assez représentative des tares du pilotage de la recherche à la française : des thèmes de recherche parfaitement intéressants et légitimes sont proposés, passent à la moulinette de comités où dominent manifestement des personnes qui ne comprennent pas de quoi il s'agit, et qui produisent en sortie des documents qui non seulement ne parlent pas le langage des gens auxquels ils s'adressent, mais en plus rendent méconnaissables les propositions de départ. Ajouter à cela l'illusion que ce type de mécanisme peut faire significativement mieux en matière d'allocation des ressources que le marché académique, et vous avez la recette d'une usine à gaz à la française.
J'avais entendu plusieurs échos négatifs sur cette idée de pilotage. Maintenant, je comprends mieux pourquoi.
Publié le vendredi, février 27 2009, par Mathieu P. dans la catégorie : Recherche - Lien permanent
Commentaires
vendredi, février 27 2009
17:28
[Je me dénonce : j'ai signalé ce billet de Wendelin Werner.]
— Charles BoubelJe voulais ajouter un commentaire plus proprement mathématique, puisque c'est à titre d'expert mathématique que W. Werner était sollicité, et que c'est aussi ma partie.
De façon générale, trouver de bonnes questions est un aspect essentiel du métier de chercheur. Pas seulement répondre à des questions. Vouloir découpler la démarche en un comité d'experts qui "piloterait" nationalement, en déterminant des questions à financer, et une armée d'exécutants, si c'est cela qui est derrière la tête des apprentis pilotes, montre une ignorance profonde de ce qu'est la recherche, de ce que peut être une recherche fructueuse. Les personnes les mieux à même de dégager des problématiques fructueuses, ce sont les chercheurs eux-mêmes : c'est là leur métier, précisément. Et nul besoin pour cela de centraliser quoi que ce soit : le jacobinisme qui apparemment démange le ministère est sans utilité. Par ailleurs on nous vend l'"autonomie" des universités : ?? Je ne comprends plus.
Ce que je dis vaut notamment pour la recherche en mathématiques, domaine nécessitant, hormis les salaires, relativement peu de fonds, et où la recherche ne nécessite pas de grosses équipes coordonnées. Les grandes avancées y ont toujours été au bout de la réflexion lente et profonde, et du questionnement mutuel, de chercheurs libres prenant simplement plaisir à leur discipline. Jamais au bout du volontarisme progammatique d'un général de ministère. Je crains donc le gâchis.
J'entends bien que toute idée de "pilotage" n'est pas absurde. Certains domaines nécessitent des investissements lourds, et l'effort coordonné de beaucoup. Des choix politiques, entre disciplines, entre sous-disciplines, ou grandes directions, doivent parfois être faits. Les effets de mode, pas toujours bons, sont également réels. Mais je crains, à la lecture de la lettre de W. Werner, que les "pilotes" ne soient pas conscients du fait de base exprimé dans mes deux premiers paragraphes.
dimanche, mars 1 2009
18:24
Et pendant que j'y suis, je vous remercie pour votre commentaire, analysant la lettre reçue par W Werner sous un angle tout à fait différent de mes habitudes ou réflexes, celui du "marché académique". Comme quoi croiser les pts de vue est souvent enrichissant.
— Charles BoubelEt une note : je ne suis pas sûr que l'objet visé par le "défi" en cause soit (uniquement) la cryptographie. De nombreux domaines des mathématiques appliquées peuvent être concernés. Ce que la lettre veut dire par "numérique, calcul intensif et mathématiques" me semble avant tout assez obscur, même pour un matheux. C'est encore plus embêtant.
lundi, mars 2 2009
13:45
Tiens, je serais curieux de savoir quels pourraient être les autres domaines concernés (je sens que je vais devoir faire intensivement apppel à Wikipédia pour comprendre les réponses).
— Mathieu P.mercredi, mars 4 2009
13:51
La lettre citée dans ce billet m'a paru parfaitement claire dès la première lecture, malgré son jargon manifeste. Malheureusement, j'ai peur que ce ne soit un signe définitif que je suis maintenant bien formatté par mon occupation administrative actuelle.
— Étiennemercredi, mars 4 2009
17:27
Numerique, calcul intensif et mathematiques, j'entends ca comme procedes de calcul couteux avec un minimum de theorie derriere. Autrement dit, c'est extremement vague, et on peut faire passer beaucoup de chose la dedans. On pourrait passer toute l'IA/apprentissage machine, pour prendre un domaine qui m'est un peu familier - en y rajoutant le cote calcul distribue pour accentuer le cote fourre tout (calcul intensif, je comprends ca comme calcul necessitant plusieurs machines). Pour moi, ca ne veut strictement rien dire tellement c'est vague.
— davidD''un autre cote, c'est peut etre juste une astuce pour faire passer en projet cible un projet "blanc". Le calcul numerique, c'est un peu comme la lutte contre le cancer, en quelque sorte: ca fait appel a tellement de concepts et de matieres que l'on peut mettre a peu pres n'importe quoi dedans.
jeudi, mars 5 2009
19:37
En effet, votre réaction a aussi été celle d'un Maître de Conf. d'un labo voisin, qui a auparavant travaillé comme cadre dans le privé pendant longtemps. Pour moi pur matheux, cette lettre était hallucinante, et franchement drôle. Pour lui, c'était le jargon managerial usuel, sans plus, souvent creux, mais qu'il faut bien pondre.
— Charles Boubel -@ÉtienneEt @Mathieu P. : je consonne avec David. "calcul intensif", c'est un peu comme "lutte contre le cancer". Cela peut désigner l'élaboration d'algorithmes, à la frontière entre maths et informatique, voire des recherches en architecture des ordinateurs. Cela peut désigner l'utilisation de méthodes déjà existantes de calcul intensif, pour résoudre des questions de mathématiques appliquées (météo, prospection minière, toutes sortes de problèmes d'équations aux dérivées partielles liés à de la physique fondamentale, ou à de l'ingénierie, ou à de la médecine (j'ai vu ça) ou à d'autres questions mathématiques ...). Et encore quantité de choses dont je n'ai pas connaissance. Mais quoi qu'il en soit, "calcul intensif", surtout, ça sonne bien.