Repartons de l'énoncé (traduit approximativement[1]) : « Les plus aisés pensent que des taxes plus élevées sur leurs revenus limiteraient leur capacité à acheter les biens qu'ils désirent. Cette idée semble évidente, elle est pourtant fausse. »

Les plus aisés pensent que des taxes plus élevées sur leurs revenus limiteraient leur capacité à acheter les biens qu'ils désirent. Cette idée semble évidente, elle est pourtant fausse.

Sans refaire toute la démonstration de l'ouvrage, l'argument est le suivant (je le reformule dans le langage de l'économie du bien-être) : au-delà d'un certain niveau de revenu, nous disposons de tout le confort nécessaire à une vie décente. À partir de ce point, le poids des biens qui nous servent essentiellement à signaler notre position ou notre réussite sociale augmente rapidement dans notre consommation : le SUV récent, comme celui des collègues, la grande maison ou l'appartement avec vue, la montre, le smartphone haut de gamme, bref, tout ce qui relève de la consommation ostentatoire. Or, cette consommation est essentiellement un jeu à somme nulle : ce qui nous intéresse n'est pas alors d'avoir une grosse voiture, mais d'en avoir une plus grosse que le voisin ou le collègue. Tout le monde achète ainsi une voiture plus grosse, et on revient à la case départ. Dans le domaine de l'économie du bien-être, on utilise l'image d'un tapis roulant hédonique pour rendre compte de cet effet de comparaison[2].

Évidemment, cela crée un problème d'action collective, fondé à l'échelle individuelle sur un dilemme du prisonnier. Les routes seraient plus sûres, l'air moins pollué et nous aurions plus d'argent disponible si nous achetions tous des voitures plus petites. Sauf que la personne qui le fait toute seule se retrouve certes avec un peu plus d'argent, mais moins en sécurité du fait de la différence de masse entre son véhicule et celui des autres, et autant de pollution. Souvent, le raisonnement s'arrête là : toute une partie de la population serait heureuse d'une vie un peu plus sobre, mais personne n'a intérêt à commencer.

L'originalité, à mes yeux, de l'argument de R. Frank est de remarquer qu'une taxe bien conçue agit comme une autocontrainte sur ces consommations positionnelles : mes pairs étant touchés comme moi, leur niveau de consommation est réduit comme le mien, ce qui laisse mon rang parmi eux inchangés. Il y a juste moins d'argent dans le système pour faire gonfler les prix des biens rares (immobilier de centre-ville, au hasard), et plus pour financer des biens publics dont tout le monde profite.

Si on reprend l'énoncé de départ, l'erreur est de croire que dans « Les plus aisés pensent que des taxes plus élevées sur leurs revenus limiteraient leur capacité à acheter les biens qu'ils désirent. », seuls les revenus bougent avec la taxe. L'évolution des revenus relatifs entraîne une évolution parallèle des prix relatifs, qui ramène les personnes concernées au même point en termes de pouvoir d'achat.

Ce raisonnement appelle assez logiquement un ensemble de mesures familières, comme un impôt sur le revenu fortement progressif, une taxe carbone élevée assortie d'une redistribution vers les bas revenus (les hauts revenus consomment nettement plus de biens intensifs en CO2, à commencer par les voyages en avion) ou encore une taxe au poids des véhicules. Rien de fondamentalement nouveau, en somme, si ce n'est un autre constat comportemental : si notre aversion à la perte est forte, nous nous habituons en fait assez vite à une perte de revenu, surtout si celle-ci n'est pas isolée mais touche également nos pairs. L'idée est donc que ces mesures ne sont pas fondamentalement impopulaires, elles ne le sont que de manière transitoires, et jamais autant que juste avant leur mise en œuvre, quand la préférence pour le présent et l'aversion à la perte sont les plus fortes.

Notes

[1] Celles et ceux qui veulent le lire sous la plume de l'auteur peuvent aussi lire .

[2] L'ouvrage The Inner Level documente extensivement les dégâts psychologiques et sociaux de cette course au statut.