Que fleurissent mille études

Dire que l'épidémie est une situation d'urgence revient à enfonçer une porte ouverte. Je le fais pourtant, et sans ménagement. Il y a bien sûr l'urgence de disposer de faits et de chiffres pour informer la décision publique. Dans une telle incertitude, il faut de l'information, très rapidement, afin de fixer les priorités. Il y a aussi, et c'est moins évident hors du domaine, une urgence à collecter les données. Le confinement a-t-il entraîné des changements de comportement, par exemple dans la répartition de la charge mentale ou des tâches domestiques ? Si on attend tant soit peu, il sera difficile de le savoir : les souvenirs rétrospectifs sont peu fiables. Cela explique le lancement très rapide d'enquêtes en ligne qui, si elles ne peuvent par construction pas être représentatives, ont le mérite d'enregistrer un état d'une partie de la population avant que l'oubli ou la ré-écriture a posteriori ne vienne biaiser encore plus l'information.

Il fallait donc lancer très vite des questionnaires et sondages, et le bouleversement était tel que le nombre de questions qu'on pouvait - devait - légitimement poser était immense. Il l'est d'ailleurs encore en ce premier jour de déconfinement progressif. De fait, je relève l'immense réactivité des très nombreuses équipes - on parle en centaines de projets - qui ont réussi en quelques jours, semaines tout au plus, à adapter leurs questionnements de recherche aux nouveaux enjeux, à concevoir et mettre en ligne les questionnaires, et pour certaines à fournir les premiers résultats pour informer l'action publique. Pour reprendre un terme à la mode, la recherche française en sciences sociales a fait là preuve d'une extrême agilité.

De la multiplication à la fatigue

Le revers de cette réaction très rapide a été, de mon point de vue, un très faible niveau de coordination. Moi-même partie prenante[1], je me suis astreint à remplir les questionnaires que je voyais passer dans mon fil Tiwtter, pour autant que l'équipe de recherche semble un minimum crédible. Je n'ai pu échapper à la sensation de répondre de nombreuses fois aux mêmes questions - qui sont d'ailleurs aussi celles que nous avons posées dans nos propres enquêtes. Des questions logiques, donc, mais dont les réponses vont être éparpillées dans un grand nombre d'enquêtes et d'études, impossibles à rassembler en pratique en un méta-échantillon. Pour ne donner qu'une raison : mes propres réponses vont figurer dans au moins une dizaine de ces enquêtes, sans qu'il soit possible, du fait de l'anonymisation, de repérer les doublons. Je me demande aussi si la multiplication de ces enquêtes n'a pas engendré une certaine fatigue, au détriment de celles arrivées plus tard dans la période de confinement.

Et maintenant ?

Toutes ces données vont naturellement nourrir de très nombreux travaux. Comme le faisait remarquer @Calimaq, il y a une forte prime à la nouveauté, celle de publier rapidement sur une base d'enquête originale. Les chercheurs et les organismes ont beaucoup moins d'incitations à assurer la diffusion et la préservation de ces données dans la durée. On peut se demander ce qu'il restera d'exploitable de ces bases de données lorsqu'on voudra les réinterroger à la lumière de la prochaine pandémie, dans cinq, dix ou vingt-cinq ans. Il restera certainement les productions de la statistique publique, versées à leur rythme dans les services communs ADISP/Progedo. Mais toutes les productions des autres équipes de recherche ?

Je me prends du coup à imaginer ce qui aurait pu être, et ce qui pourrait être mis en place avant le prochain événement de ce type : une grande infrastructure de recherche, comme peuvent l'être Progedo ou HumaNum, consacrée à la diffusion de questionnaires en ligne et à l'archivage des réponses au profit de l'ensemble de la communauté scientifique. Il aurait été ainsi possible d'imaginer un questionnaire modulaire, avec éventuellement une dimension de panel, qui aurait posé de manière aléatoire et tournantes des jeux de question proposées par la communauté. En échange de ce service rendu, l'ensemble des réponses serait accessible à toutes les équipes qui ont contribué avec des questions. On peut imaginer tout une suite de service autour d'une telle infrastructure, comme le partage de codes ou de résultats préliminaires, de manière à faire naître les collaborations entre équipes plutôt que le travail en parallèle sur les mêmes sujets.

Je rêve les mains sur le clavier, j'en suis bien conscient. Pourtant, il me semble qu'une telle infrastructure ferait sens - nous seulement dans la situation actuelle, mais aussi dans des temps plus normaux, où nous sommes déjà tant d'équipes à poser - parfois à grands frais - des questions très similaires.

Note

[1] Transparence : le CEPREMAP a participé au financement de la vague spécifique de l'enquête Conditions de vie et Aspirations du Credoc, et participe à l'analyse des résultats de la vague spéciale du Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF.