L'observation de départ est la suivante. Les articles de Wikipédia sont soumis à des critères d'admissibilité, essentiellement assis sur l'existence de sources secondaires permettant de traiter la biographie de la personne. Les critères applicables aux universitaires sont particulièrement stricts :
- avoir reçu un prix scientifique reconnu nationalement ou internationalement (par exemple : Prix Nobel, médaille du CNRS…),
- être considéré comme un auteur de référence dans le domaine considéré,
- être considéré comme l'auteur d'une théorie largement diffusée.
NB : le travail d'un universitaire passant par la publication d'articles, le simple fait d'avoir publié des articles dans des revues ou autres publications à comité de lecture n'est pas un critère suffisant.
En gros, quand on est universitaire, pour être admissible de droit, il faut être une référence de statut incontestable (exemples : Pierre Bourdieu, Emmanuel Leroy-Ladurie, Jean Tirole). Alternativement, du fait de l'existence de critères généraux, on peut avoir attiré d'une manière ou d'une autre l'attention des médias, qui ont relayé tout ou partie des travaux des personnes concernées (exemple : Thomas Piketty). Bref, il ne faut pas être le premier venu, et une bibliographie très fournie, considérée comme résultant de l'activité normale d'un chercheur, n'est pas suffisante. Par exemple, je ne suis pas sûr que Philippe Jehiel soit admissible au sens de Wikipédia.
Les liens vers ces critères sont indiqués de manière assez visible quand on crée un article. Naturellement, la plupart des nouveaux contributeurs ne suivent pas ces liens, estimant ne pas avoir besoin d'en prendre connaissance. D'où une moisson régulière de pages, généralement écrites par les personnes concernées elles-mêmes (l'exception étant la page rédigée par un thuriféraire ou un étudiant facétieux), relevant plus de Vanitypédia que de Wikipédia.
J'ai cru cependant pouvoir observer une asymétrie importante : les pages concernant des scientifiques sont rares, et le plus souvent concernent des crackpots hors-système, qui prétendent avoir démontré que la relativité était fausse, inventé une machine à mouvement perpétuel ou autre chose de cet acabit. Par contraste, les pages concernant des chercheurs en sciences humaines concernent le plus souvent des personnes ayant des qualifications académiques réelles (pas d'exemple : les pages sont supprimées, et je ne veux clouer personne au pilori), mais étant de manière assez évidente en-deçà des critères attendus. Dans le meilleur des cas, la personne concernée comprend qu'elle s'est trompée de lieu, et la page est supprimée. Dans de nombreux cas malheureusement, on a droit à une douloureuse procédure de suppression, où plusieurs contributeurs tentent d'expliquer à la personne que non, avoir publié trois articles et un livre sur son sujet de recherche ne fait pas de soi une référence incontestable au sens de Wikipédia, c'est-à-dire quelqu'un que tout étudiant dans la discipline croise à un moment où à un autre. Le problème connaître des complications : le chercheur en question met des liens vers ses travaux sur tous les thèmes qui s'y rapportent vaguement, sans enrichir le corps de l'article (sur Wikipédia, c'est considéré comme du spam), ou donne un poids indu à ses propres analyses dans les articles concernés, ou encore crée des quasi-homonymes des articles afin de pouvoir y développer ses seules conceptions.
La question que je pose est celle de l'asymétrie qu'il me semble constater entre sciences dures et sciences humaines ci-dessus. J'y vois plusieurs explications possibles:
- Les pratiquants des sciences dures sont plus au fait de la technologie, et donc ont le réflexe de prendre connaissance des conditions d'utilisation de Wikipédia (d'où auto-censure). Par contraste, les chercheurs concernés (ie ceux qui veulent leur page Wikipédia) maîtrisent en général plus difficilement l'outil, et ont du mal à intégrer qu'Internet en général et Wikipédia en particulier ne soit pas le croisement d'un espace où chacun fait se qui lui plaît, mais où leurs qualification leur donnerait une pré-éminence de principe.
- Les établissement de sciences dures ont plus souvent que les établissement de sciences humaines des services de communication performants, qui mettent à disposition des outils permettant aux chercheurs de se créer leur propres pages et s'assurant que ces pages sont bien référencées. Cela se conjugue avec le fait que l'utilisation de telles pages pour présenter ses travaux et documents de travail est universelle dans ces domaines, où avoir une page Wikipédia à son nom paraît plus incongru.
- Il est plus difficile de situer sa propre importance dans le domaine des sciences humaines, entraînant mécaniquement certains à sur-estimer leur influence sur leur propre discipline.
Qu'en pensez-vous ? Quelles autres explications verriez-vous ?
8 réactions
1 De DC - 19/11/2009, 14:09
Les deux derniers points me semblent tout à fait justes.
Une petite remarque sur "[...] ou donne un poids indu à ses propres analyses dans les articles concernés" : étant donné le niveau de développement de certains articles, on pourra toujours juger à la louche que tel "point de vue" est trop développé, mais n'est-ce pas la plupart du temps parce qu'aucun point de vue n'y a été jusqu'à présent proposé/développé ?
2 De Popo le Chien - 19/11/2009, 14:18
C'est une question d'ego: les chercheurs en Sciences dures savent qu'ils n'ont pas la considération des masses, car tous leurs copains passés dans le privé gagnent 3 fois plus.
Les chercheurs en Sciences humaines, d'un autre côté, savent que dans le privé il n'y a guère que McDonald's qui leur tend les bras: ils ont donc tendance à se croire au-dessus de la moyenne de leur camarades d'école qui n'ont pas décroché de poste universitaire. Autant dire qu'ils sont l'élite.
Bon, ca c'était la réponse bête et méchante. Mais je dirais qu'il y a effectivement une question d'ego importante, peut-etre parce que les scientifiques de nos jours bossent plus en équipe et en compétition avec d'autres groupes, et ont donc plus conscience de la très relative valeur de leurs apports (ce qui rejoint ton point 3)?
3 De Moggio - 20/11/2009, 02:50
@Popo le Chien : votre réponse au sujet des "chercheurs en Sciences humaines" est peut-être "bête et méchante" mais n'a-t-elle pas une certaine pertinence ?!
4 De gede - 20/11/2009, 20:09
Je ne suis pas certain qu'il y ait une différence si nette entre les deux domaines. La dernière SI d'un chercheur que j'ai réalisée était, par exemple, d'un MdC en informatique.
Par contre, ce qui me semble très net c'est la différence de perception de la communauté des participants de Wikipédia, telle qu'elle peut apparaître dans les PàS.
Il y a une méconnaissance de ce que signifie être chercheur ou enseignant, et sur le fait que publier des ouvrages est relativement banal. Publier un ouvrage semble ouvrir, par soi, à une autre catégorie : celle de l'écrivain. J'ai vécu ainsi des 10aines de PàS où l'on me brandissait les critères concernant les écrivains, qui sont plus lâches, dans le cas d'universitaires. Rien de tel pour les chercheurs en sciences dures qui ne publient pas de livres et que l'on ne prend pas pour des écrivains.
Mais si ce que tu dis est vrai, là est peut être la différence : les chercheurs en SHS se considèrent eux même être des intellectuels, et il leur semble donc plus naturel d'avoir leur place dans une encyclopédie. De fait, leurs travaux ont un écho bien plus fort dans le grand public "cultivé" : on trouve leurs livres dans les librairies, ce qui n'est pas le cas des chercheurs en sciences dures, et fort peu des économistes (d'où peut être l'acuité de ton regard sur cette question).
Les chercheurs en sciences naturelles n'ont pas la même perception d'eux mêmes, ni les mêmes ambitions, et cette perception est également celle qui est socialement dominante. Je ne crois pas qu'il leur semble naturel d'obtenir un article parlant d'eux dans une encyclopédie, même s'ils sont importants dans leur domaine, à moins d'atteindre un niveau de reconnaissance très élevé : de fait, on ne parle ordinairement pas d'eux dans les média, ni dans le grand public.
Il y a donc une double conjonction entre la définition d'eux même qu'ont les chercheurs, que partagent un grand nombre de wikipédiens, et la définition implicite dominante d'une encyclopédie grand public, qui est axée sur la culture "cultivée", où les sciences naturelles et les scientifiques n'occupent pas une place prééminente.
5 De Serein - 23/11/2009, 21:22
Hum pour ma part je verrais cela plutôt sous l'angle de la publication universitaire.
Un chercheur en sciences "dures" publie essentiellement sous forme d'articles, et très souvent de façon collective, il y a plusieurs signatures à l'article. Il peut n'avoir travaillé que sur une petite partie de l'article, ou alors se sent totalement impliqué dans une équipe. Pas trop de place alors pour l'ego.
Dans les SHS (et au moins en histoire, je parle de cette discipline parce que c'est celle que je connais le mieux ), la publication est davantage individuelle. On publie quelques articles en doctorat, souvent individuellement. Puis vient la publication éventuelle de la thèse, premier vrai "livre". Puis la carrière est jalonnée d'autres ouvrages, souvent le reflet de nombreuses années de travail et de plusieurs articles. Il est donc peut-être plus tentant d'avoir l'impression qu'on a une « uvre », qu'on a une existence individuelle. Parce qu'on travaille nettement plus en individuel que dans les sciences dures. Le travail collectif n'est pas totalement absent, mais ça n'est pas systématique du tout.
Je ne sais pas ce qu'il en est pour l'économie, mais pour les Lettres et l'Histoire en tout cas, cet aspect très solitaire du chercheur peut à mon avis être une explication à cette prolifération d'articles sur des MdC ou des professeurs qui n'ont pas forcément une carrière retentissante, mais qui sont souvent, sur leur tout petit domaine, les seuls à travailler dessus.
6 De Moktarama - 24/11/2009, 09:41
Excellent article.
Une remarque : c'est peut-être aussi que la plupart des chercheurs en sciences durs ne verront pas leurs RP améliorées par la présence d'une notice wikipedia, celles-ci reposant essentiellement sur leurs publications dans des revues peer-reviewed (hors les crackpots de la recherche, justement). Alors que pour des chercheurs en sciences sociales, souvent plus médiatisés dans les cercles intellectuels, il y a une valeur ajoutée bien palpable (qu'elle soit en RP purs, en pagerank google vers des sites persos ou des livres) à être présents de la manière la plus massive possible (y compris en polluant de nombreux articles avec des liens de bas de page) sur Wikipedia.
7 De OSC - 17/12/2009, 18:47
J'arrive un peu tard sur ce débat mais je serais aussi tenté de voir, dans les sciences humaines, le fruit d'un "retard" épistémologique flagrant : tous les économistes (à peu près) vous diront que l'économie c'est l'étude des ressources rares, ou un truc du genre (pour résumer). En revanche, en sociologie, j'ai eu x cours différents et autant de définitions de la sociologie. Je veux dire que c'est une science qui n'est pas encore parvenue à "trancher", à faire cette sélection entre les théories les moins mauvaises et les théories fumeuses (je prends exemple sur la fameuse opposition Bourdieu/Boudon, qu'on nous présente comme les deux "frères ennemis", mais une lecture un peu plus fine de leurs travaux respectifs montre de façon incontestable que Bourdieu ne propose, en réalité, une analyse qui n'est qu'un cas particulier de l'analyse de Boudon. Autrement dit, dans un schéma de construction scientifique traditionnel la théorie de Bourdieu serait marginalisée au profit de la théorie de Boudon, qui dit les mêmes choses plus une quantité d'autres en un nombre de mots équivalents (voire moins car Bourdieu aimait inonder de concepts abscons ses théories fumeuses)).
Seulement, en sociologie, et pour reprendre le cas de Bourdieu, sa présence médiatique et politique (de mon point de vue c'est un abject idéologue) peut faire que non, pour éviter d'obérer de façon trop importante ses futures potentialités professionnelles, on ne dit rien, de peur de ne jamais être embauché dans tel ou tel laboratoire.
Ce que je vais dire là est probablement choquant et tout aussi incomplet, ne résultant que de mon expérience personnelle, mais de tous les profs de sociologie que j'ai croisé jusqu'alors (et j'en ai croisé "un certain nombre" appartenant d'ailleurs chacun à des écoles relativement différentes et pas forcément conciliables), ils m'ont tous apparu, ou quasiment tous, comme étant les sortes de "dépositaires ultimes" d'un certain savoir, un peu comme les gourous d'une secte, fonctionnant sur un principe d'apprentissage/cooptation, où le maître apprend à l'élève et l'élève n'est digne du maître qu'à l'instant où il lui obéit (en l'occurrence applique son prisme théorique). Je me souviens d'ailleurs d'un prof, pour un mémoire que je voulais éco-socio (il m'avait lui-même dit avoir, je cite, "la double compétence" et accepter mon projet), me refiler des articles uniquement de sociologie, et même de "son" école de pensée, me conduisant finalement à aller voir ailleurs vite fait bien fait (d'autant que dans ces articles de dizaines de pages ne se trouvaient, au final, que quelques intuitions potentiellement intéressantes, mais preuve je dirais que le tri des théories n'a pas été fait, ou pas correctement fait). Mais bref, ce comportement un peu "sectaire" peut donner aux chefs de files la sensation totalement illusoire d'être importants. Car tous sauf peut-être un et demi ne m'ont jamais semblé prudent dans leurs conclusions ; ils affirmaient plus qu'ils ne supputaient ; ils manquaient totalement de cet espèce de "regard sur le regard" qu'ont, à l'inverse, les économistes (je prends l'exemple du défunt Samuelson qui était à même de dire lui-même quelles étaient les propres limites de sa réflexion; et quand je dis "économistes" du moins ceux que j'ai eu l'opportunité de croiser, soit quand même assez peu...).
Donc bref, je suis peut-être mauvaise langue, mais j'ai l'impression que ce comportement très clanique leur donne une fausse impression d'importance, qui se traduit donc par la croyance que "l'on mérite" une page WP alors qu'en réalité ça n'est absolument pas le cas (et je peux alors comprendre qu'un tel "rappel à l'ordre" de la réalité des choses soit extrêmement mal vécu).
Je ne peux pas m'empêcher, au final, de penser que tant que la sociologie n'aura pas fait sa propre "révolution scientifique" (essayez de lire Durkheim pour vous rendre compte de la complète stupidité de son approche, qui est plus une posture idéologique que vraiment une tentative d'analyse raisonnée de la réalité), il y aura une mésentente sur la réelle qualité de toutes ces personnes (qui sont peut-être admirables par ailleurs, j'entends par là faisant du bon boulot, je n'en sais rien et n'ayant pas non plus les compétences pour juger de la qualité de leurs travaux), alors on aura des comportements un peu "surprenant" de ce type.
En gros on est face à une situation où l'information est très imparfaite et où, donc, les agents prennent des décisions en "mauvaise" connaissance de cause. Le "tri" des théories scientifiques serait, en réalité, un moyen de trier la qualité de l'information avec au final une amélioration globale de cette qualité (pour le dire autrement : aller plus vite là où l'information est la plus pertinente).
Bon je ne propose tout ça que comme des pistes, probablement biaisées par ma propre expérience particulièrement frustrante à cet égard (sauf dans un cas et demi). Mais peut-être y a-t-il quand même un peu de vrai là-dedans (ou non...).
8 De Arnaud Spiwack - 17/01/2010, 12:31
Encore plus tard que le commentaire précédent, mais je vais proposer un argument de nature statistique : les scientifiques des sciences dites dure on plus l'habitude, il me semble, de travailler en anglais, et par conséquent ont certainement plus tendance à contribuer à la version anglophone de Wikipedia. Ce qui implique un biais dans les observations, qui peut prendre la forme de ce qui est observé plus haut.