J'avais pourtant tenté de mettre de l'eau dans mon vin : les chapitres du Handbook étant à mon goûts très orientés par une aversion à l'intervention publique, j'avais préféré citer les analyses de Françoise Benhamou, que je pensais plus consensuelles. Sachant également que Pierre-Michel Menger était loin de faire l'unanimité, j'avais également abordé seulement de biais son argumentaire. Cependant, arrivé à la moitié de mon exposé, je ne peux m'empêcher de remarquer une personne dans la (petite) salle qui manifeste bruyamment sa franche désapprobation, en particulier dès que je parle d'abus du statut des intermittents du spectacle ou de recours au marché comme mode de régulation des marchés de l'art.

Vient donc le moment des questions. Enfin, questions, c'est beaucoup dire : à part des accusation de naïvetés, d'erreurs grossières et d'accusation de n'être là que suite à une intolérable méprise de la part des organisateurs, je n'arrive pas à extraire de cette personne le moindre argument. Heureusement, la parole passe d'abord à un plasticien, qui me fait à juste titre remarquer que mon exposé manque d'une définition précise du statut d'artiste. C'est en effet un problème en soi, et je me suis servi comme proxy pour la France du statut des intermittents, qui effectivement laisse de côté les plasticiens. Il me fait également une remarque sur le côté nécessairement idéologique de toute démarche, ce à quoi je n'ai guère de réponse sauf à dire que le biais de l'économie est sans doute de vouloir faire confiance au choix individuel. Réagissant à la critique de l'évaluation des politiques culturelles à l'aune de leurs retombées économiques locales, un programmeur du secteur culturel me fait à juste titre remarquer que ce que j'en dis (c'est un indicateur pauvre, l'essentiel des retombées profitant à un tissu culturel beaucoup plus large) est inaudible pour un élu local. Il a parfaitement raison, et je n'ai pas eu la présence d'esprit de signaler que la conséquence logique de cela était qu'il y avait probablement une trop grande décentralisation des financements de la culture.

Reste à savoir qui est donc ce contradicteur qui me juge si naïf qu'il ne trouve pas utile d'argumenter sa position. Seule solution : rester écouter son exposé. Il s'agit donc de M. Yann Moulier-Boutang, dont j'avoue ne jamais avoir entendu le nom. À l'écoute de son exposé, je m'apaise quelque peu : manifestement, toute personne ne partageant pas son opinion se voit immédiatement gratifié d'un épithète sonore, « imbécile » étant sans doute le plus flatteur. Je dois donc avouer que me trouver mis dans le même sac que Jean Tirole ou Daniel Cohen, fût-ce pour être parmi les naïfs qui croient dans la recherche économique orthodoxe, n'est pas pour me déplaire. Car en effet, Y. Moulier-Boutang se révèle très rapidement être un spécimen de choix de ce que l'hétérodoxie (il refuse ce qualificatif, naturellement, se désignant comme hétérodoxe par rapport aux hétérodoxes, comme la plupart des autres hétérodoxes d'ailleurs) à la française abrite dans ses universités.

À vrai dire, et je l'ai pourtant suivi avec attention, je serais bien en peine de dire en quoi consistait le propos de son exposé (le fait qu'il n'ait pas jugé utile de le communiquer par avance aux organisateurs ne m'a pas aidé). Passant sur les trois quarts de l'exposé, qui révélaient une culture certaine de l'histoire des technologie de réseau et des idées sur l'écologie beaucoup plus discutables, mais n'avaient guère de rapport ni avec le sujet, ni entre ses différents éléments, je pense que l'essentiel de son propos était le suivant : les technologies de mise en réseau entraînent l'apparition d'externalités issues des relations entre utilisateurs de ces technologies (et pas entre utilisateurs et producteurs, ou entre producteurs). Si une partie de ces externalités sont capturables par les entreprises détenant les plates-formes (Google), une large partie leur échappe. De ce fait, pour ne pas tuer la poule au œufs d'or, le « capitalisme cognitif » conduirait à un effondrement des structures de la propriété intellectuelle et de la production matérielle dans les pays développés, la Chine servant d'atelier gigantesque pour une Europe toute entière dédiée à la production d'idées. Bref, le Grand Soir, sauf pour les Chinois.

À ce point, j'ai compris que le dialogue entre nous était tout simplement impossible. De mon point de vue, il est passé à côté de plus de trente ans de recherche en économie, et comme la plupart des hétérodoxes, juge l'économie mainstream à l'aune de ce qu'elle était au moment de sa formation. En effet, l'économie des réseaux ainsi que la littérature sur les marchés bifaces ont montré comment les outils de l'économie mainstream permettaient d'analyser les ressorts de relations économiques fondées non pas sur l'échange de biens matériels, mais sur l'existence d'externalités liées à la mise en relation d'un grand nombre d'agents par l'intermédiaire de plates-formes ou de réseaux décentralisés. Du coup, je trouve son argument d'un changement radical entre le capitaliste industriel et le capitalisme de la connaissance absolument pas convaincant. Son exemple favori, par exemple, était la journée de liberté laissée par Google à ses salariés. Mais à y réfléchir, en quoi cette journée est-elle différente de celle laissée par Toyota, emblème du capitalisme matériel, à ses salariés dans les années 1980 ? Ou encore en quoi n'est-elle pas simplement expliquée comme une forme de salaire d'efficience, prime destinée à fidéliser les salariés dans un marché où le turn-over est rapide, et où on veut éviter que les salariés n'exportent dans les autres entreprises les méthodes qui font le succès de celle dans laquelle il travaille ? Pour moi, il réinvente donc la roue, et tant qu'à faire décide qu'elle sera carrée. De son point de vue, je représente une école de pensée pétrie d'idéologie méchante-libérale, attachée comme une moule à son rocher à des notions de propriété ou à des concepts de distinction obsolètes, incapable de penser la complexité des situations réelles.

Comme le corbeau de La Fontaine, me voilà donc à jurer, un peu tard, qu'on ne m'y reprendra plus. Pour ceux que cela intéresse, voici le texte de mon intervention.