Que la majeure partie des articles publiés dans le JET soient abscons n'étonnera aucun économiste ou étudiant s'étant attaqué à un numéro récent de cette revue. Est-ce pour autant que ce qui s'y publie a largué les amarres avec la réalité pour devenir un simple jeu de l'esprit ? C'est l'idée que défendent Klein et Romero, sans parvenir à me convaincre.

Leur article débute cependant par une distinction intéressante entre théorie, en tant que mode d'explication d'un fait stylisé, et modèle, en tant que système formel mathématique. Il est évident que certains modèles ne théorisent pas grand'chose, mais aussi, ce qu'ils oublient un peu vite, que certaines théories restent stériles faute de faire l'effort de se traduire en modèles.

Leur mode opératoire consiste en trois questions :

  1. Théorie de quoi ? : ils estiment qu'une contribution ne peut être une théorie que si elle déclare clairement le phénomène ou le fait stylisé dont elle fournit une description formalisée
  2. Qu'est-ce qu'on en a à faire ? : ensuite, toute contribution devrait montrer en quoi la sujet traité est mal compris au moment de sa publication, et pourquoi une meilleure compréhension de ce phénomène est désirable
  3. Qu'est-ce que cela apporte ? : enfin, la contribution doit montrer en quoi elle fournit une réponse meilleure, sur au moins certains aspects, que l'état de la recherche.

Ces trois critères sont appliqués séquentiellement.

Ces critères sont séduisants par leur simplicité. Mais comme d'habitude, le diable est dans les détails, et le moindre n'est pas le choix, complètement arbitraire, d'appliquer ces question séquentiellement. Comme le fait à juste titre remarquer un des commentaires l'espace dans un article (en nombre de signes) est limité. Un article n'a ainsi pas nécessairement le temps de remonter à la description du phénomène d'intérêt faite trois ou quatre articles (et dix ans) plus tôt. Imaginons ainsi, dans la veine des articles du JET, un article C démontrant qu'un concept d'équilibre utilisé dans un article B (mettons sur les enchères) ne soit pas applicable sous certaines restrictions raisonnables sur la rationalité des agents, ce qui modifie les prédictions de l'article B quand à l'issue d'un phénomène décrit dans un article A, et auquel l'article B apportait une formalisation plus performante. Les auteurs de l'article C ont-ils à expliquer toute cette chaîne ? Cela ne me semble pas clair, dans la mesure où les chercheurs potentiellement intéressés par leur contribution ont nécessairement lu les articles A et B, et donc savent évidemment de quel phénomène on parle. Ainsi, le premier critère n'est pas une raison suffisante pour écarter un article.

On pourrait faire la même critique des deux autres critères. Fondamentalement, ces trois critères reposent sur une exigence qui ne va pas de soi : que les articles de recherche publiés dans une revue spécialisée soit autosuffisants (en rappelant chaque fois qu'est-ce qui est théorisé et ce qui a été fait avant), et compréhensible avec une culture générale économique. C'est là trop en demander : les articles du JET ont vocation à intéresser les théoriciens travaillant actuellement sur l'état de la recherche, un point c'est tout. De manière très maladroite et agressive, c'est bien ce qui a été reproché aux auteurs de l'article : ils jugent des articles qu'ils ne comprennent pas. Le problème n'est pas qu'ils ne les comprennent pas, mais qu'ils posent comme exigence première qu'ils devraient pouvoir les comprendre.

J'oserais même dire que les auteurs sont allées un peu plus loin, pénétrant dans le domaine de la mauvaise foi. Par exemple, pour quelqu'un qui travaille un peu en théorie, ce qui est modélisé et les exemples d'application de l'article n°3 de leur étude (A Solution of the Hold-Up Problem Involving Gradual Investment) est tellement évident qu'il n'est nullement besoin d'enfoncer des portes ouvertes en le rappelant, tandis que l'importance de l'article n°17 (Théorie de l'utilité espérée sans l'axiome de complétude) doit être évident après un cours (niveau M1) sur l'espérance d'utilité.

Le procès me semble d'autant plus mauvais qu'il s'agit d'une charge contre un seul journal, emblématique d'une seule branche de l'économie. Le référent implicite est bien évidemment l'économie empirique, avec des Vraies Données, qui étudie la Vrai Vie de Vrais Gens. Voire ! Pour avoir suivi cette année à la fois les séminaires de doctorants en économie empirique et en économie théorique, j'aurais tendance à les renvoyer dos à dos. Ni les uns ni les autres en prennent la peine de motiver leurs contributions, et encore moins de mettre en évidence ce qui peut intéresser l'économiste travaillant en dehors de leur propre domaine. Ont-ils tort ? Dans une perspective de collaboration, oui : cela limite les échanges, et cloisonne la discipline. Dans une perspective de recherche, pas nécessairement : il y a des gains indéniables à la spécialisation, et on peut s'interroger sur l'utilité d'expliquer en détail une méthode ou un résultat qui n'intéressera de toutes manières que les spécialistes du domaine.

Plus fondamentalement, il s'agit à mon sens d'une nouvelle passe d'armes entre théoriciens et empiristes, la précédente ayant été le reproche fait aux émules de Feakonomics d'inciter les jeunes chercheurs à concentrer leur efforts sur des phénomènes anecdotiques, mais présentant une amusante expérience naturelle. Dans un contexte de ressources rares (entendre ici les jeunes chercheurs et les crédits de recherche), certains semblent avoir fait le calcul qu'attaquer la légitimité du concurrent est plus rentable que de défendre la sienne propre.

Ce qui m'étonne le plus dans cette histoire est la manière dont les uns comme les autres oublient leurs réflexes d'économistes sitôt qu'il s'agit de leur propre discipline. L'espace dans les revues ainsi que leur ordonnancement en termes d'importance est un marché. Si effectivement les articles du JET n'intéressent que peu de monde, le nombre de citations les concernant diminuera et avec elles le rang de la revue. Est-ce à dire que leur propre article échoue à passer leur propre test ? Il me semble que oui.