Faire des études d'économie et devenir de droite ?
C'est à peu près la question que pose, et répond Greg Mankiw. Ses trois réponses sont intéressantes, mais je crois qu'on peut utilement en ajouter une quatrième.
Greg Mankiw remarque qu'il existe effectivement une tendance des étudiants d'économie à sortir de leurs études, non pas plus à droite (plus conservateurs, dit-il en terminologie américaine), mais plus libéraux en sens classique du terme qu'ils sont entrés. Trois raisons essentielles :
- L'économie enseigne que chaque décision, en particulier de politique publique, impose des arbitrages, à commencer par celui entre coût et efficacité. Automatiquement, on se met à chercher dans chaque proposition quel sera l'effet pervers prévisible d'une mesure. Et en général, on le trouve, ce qui rend rapidement sceptique sur la capacité d'un gouvernement, aussi bienveillant fût-il, à résoudre un certains nombre de problèmes sans en créer d'autres.
- Même en restant très suspicieux à l'égard des implications de l'égoïsme de l'homo economicus (oui, c'est de l'auto-pub), on en vient à reconnaître l'efficacité du marché comme moyen d'allocation des ressources et de coordination des agents. On constate également l'étonnante robustesse de cet arrangement institutionnel à un certain nombre de comportements opportunistes. Cela conduit assez naturellement à envisager comme première solution à un problème la mise en place d'un marché, quitte à jouer sur les allocations initiales ou sur les régles précises du jeu.
- Enfin, l'examen empirique des mesures de politique économique limite la confiance qu'on peut accorder aux intentions bienveillantes d'un planificateur social. En dehors du champ de l'économie politique, qui se concentre sur l'écart entre les objectifs d'un planificateur bienveillant et ceux d'un gouvernement issu d'une procédure de désignation, on voit trop souvent en séminaire de bonnes idées de politiques fournir des résultats décevants, faute d'avoir pris en compte des éléments fondamentaux de l'analyse économique, à commencer par les asymétries d'information.
Voilà pour les explications données par Greg Mankiw. Il me semble qu'il oublie quelque chose : le public soumis à cette influence, le bon vieux biais de sélection. Qui sont les aspirants économistes ? Attention, généralisations abusives ahead.
D'abord, ce sont des universitaires, on l'oublie souvent. Pour vouloir devenir universitaire, il faut commencer par penser qu'il existe des problèmes généraux et des solutions générales, et que la découverte de ces solutions est plus intéressant que chercher des solutions particulières aux problèmes particuliers qu'on rencontre dans les positions opérationnelles, publiques ou privées. Voir raison n°1.
Ensuite, en France, les aspirants économistes sont souvent passés par un enseignement, dans le secondaire ou le supérieur, qui fait la part belle aux explications généralisantes, pédagogiquement plus séduisantes mais qui rendent plus difficile de comprendre l'intérêt de la structure de marché (oui, raison n°2, vous m'avez vu venir).
Enfin, la grande misère de l'évaluation des politiques publiques en France n'est pas faite pour aider. Le manque de suivi statistique des politiques engagées, l'impossibilité d'obtenir des phases de test présentant des tirages aléatoires, voire la réticence à communiquer certaines données rend ingrate la tâche de l'empiriste. Ainsi, les exercices d'évaluation ex post sont décevants, mais il est difficile de dire si c'est par manque d'efficacité de la politique ou par manque de qualité des données.
Ainsi donc, l'étude de l'économie en université ne rend pas plus favorable à des thèses conservatrices. Elle rend sans doute plus pragmatique, et partant plus favorable au libéralisme classique qui, en France, n'est pas vraiment représenté dans le spectre politique.
Publié le samedi, décembre 30 2006, par Mathieu P. dans la catégorie : Economistes - Lien permanent
Commentaires
jeudi, janvier 11 2007
13:28
En fait, un phénomène bien connu des étudiants de sciences po, tel que moi il n'y a pas si longtemps, rejoint un peu le même problème, même si je ne crois pas qu'il y en ait eu de mesure concrête. Rentrer à sciences po ou dans de grandes écoles de ce type a tendance à ramener tout le monde, de droite ou de gauche, vers le centre (même si c'est plus marqué pour les "gauchistes" que pour les "droitistes"). La raison en est, je crois, assez simple : quand on se confronte, même imparfaitement, à la complexité du monde social, de la politique, de l'économie et des sciences (économiques, sociologie, politiques, etc.), on est bien obligé d'abandonner certaines simplifications propres aux idéologies arretées. Vous avez donc parfaitement raison de dire que les études en sciences humaines et sociales poussent au pragmatisme. Ceci dit, il peut y avoir une capacité de résistance assez forte des individus.
— Badtzjeudi, janvier 11 2007
15:13
Badtz, vous me donnez envie de faire remarquer qu'il y a un biais de sélection : il me semble que dans les élèves de Grandes écoles, il y a à l'entrée plus d'étudiants d'extrême-gauche que d'extrême droite, pour des raisons évidentes de sociologie de l'extrême-droite.
— leconomistejeudi, janvier 11 2007
17:23
Il y a, amha, une cinquième raison : l'âge et la maturité. On a plus tendance être utopiste à 18 ans qu'à 25. Donc - et cela vaut quelle que soit la discipline étudiée-, les étudiants de M2 sont globalement plus centristes que ceux de L1.
— Pierrejeudi, janvier 11 2007
18:47
Il y a sans doute un biais de sélection. Cependant, je ne parle même pas de personnes d'extrême gauche : même des personnes de gauche modéré ou socialiste, comme je l'étais moi même, ont du "mettre de l'eau dans leur vin". De même que certaines personnes de droite un peu rigide ou conservatrice, même si les plus traditionalistes ont plus de résistance (et ce n'est vraiment pas une bonne chose...). Je n'ai pas d'élément empirique à faire valoir, et tout ce que je peux en dire est de l'ordre de l'intuition et demanderait donc une vérification rigoureuse (qui d'ailleurs, peut-être, existe, il faudrait chercher dans la sociologie politique).
— Badtzjeudi, janvier 11 2007
23:05
C'est très intéressant ce que vous dites, notamment parce que ça m'est arrivé de me "centriser"... Je suis arrivé d'extrême-gauche en fac, après un bac ES, et aujourd'hui je me considère comme social-démocrate (je suis en L2). Le changement a été aussi rapide que radical, et j'ai vite brûlé ce que j'avais aimé...
— Olivier Simard-CasanovaMon exemple ne démontre rien, mais je me retrouve assez bien dans ce que dit Mankiw :
1. j'ai abandonné l'idée très gauchiste que les convictions sont TOUT, et le reste rien. En fait, ne pas regarder la réalité en face pose de nombreux problèmes... Autrement dit, quelque soit le gouvernement, s'il ne prend pas les bonnes mesures pour répondre à un problème donné, le problème en question ne sera pas résolu, gouvernement de droite comme de gauche ;
2. c'est plus récent mais j'en suis venu à penser que, malgré certains problèmes épistémologiques, la science économique orthodoxe explique plutôt bien les questions économiques. Notamment avec le concept de marché (ce que dit Mankiw) ;
3. par contre je reste sceptique sur le troisème point, mais je pense que c'est surtout lié au fait que je ne suis qu'en L2 (il me reste encore beaucoup à découvrir).
Dans votre conclusion vous dites que l'enseignement universitaire de la science éco rend plus pragmatique, et là encore je suis d'accord (parce que je suis devenu plus pragmatique).
Après, mon exemple perso n'est qu'un exemple, et comme je le disais il n'implique rien d'autre qu'une simple illustration.
Pour conclure, je dirais que le problème de la science éco universitaire est qu'elle est diabolisée par l'extrême-gauche comme un repaire d'ultra-libéraux ravis de voir le grand capital l'emporter sur la force de travail prolétaire... Je pense que pour lutter contre cette méconnaissance flagrante des théories économiques et de leur contexte d'élaboration, la meilleure arme reste celle de la vulgarisation scientifique, malheureusement encore peu présente en sciences éco...
jeudi, janvier 11 2007
23:11
C'est marrant l'écart qui peut se créer, épistémologiquement parlant, entre les sciences sociales :
— Fr.1. "L'économie enseigne que chaque décision, en particulier de politique publique, impose des arbitrages, à commencer par celui entre coût et efficacité."
Alors que la science politique enseigne que les politiques publiques et les politiques sociales en particulier sont le plus souvent construites autour d'un consensus inflationniste qui est tout sauf un arbitrage coût/efficacité.
2. "on en vient à reconnaître l'efficacité du marché comme moyen d'allocation des ressources et de coordination des agents"
Alors que la science politique enseigne l'inverse (cf. le classique "Market as Prison" de Lindblom si je me souviens bien, Wildavsky sur les préférences des individus et Hall et Taylor sur le choix rationnel dans les théories institutionnalistes).
Enfin, Mankiw fait semblant d'ignorer le déplacement qui a éloigné le parti républicain de sa base (qui, économiquement, représente le libéralisme classique de type Montesquieu). Les néo-conservateurs ont poussé le parti "off-center", ce que Hacker et Pierson décrivent parfaitement : on est plus près de Carl Schmitt ou Leo Strauss que de Benjamin Constant !
jeudi, mars 8 2007
21:51
Hypothèse 1;
— David MonniauxLes schémas simplificateurs et idéologiques ne tiennent pas tiennent pas devant l'expérience du terrain. Il est plus facile de bavarder sur la production quand on est étudiant et qu'on n'a jamais travaillé que quand on doit produire quelque chose dans des conditions concrêtes.
Hypothèse 2:
On s'embourgeoise, on prend l'habitude des petits avantages acquis, de la paye, etc.