Le raisonnement part du sophisme suivant : les biens culturels ont une valeur intrinsèque, leur mise à disposition n'est que tuyauterie sans valeur ajoutée. Ce raisonnement est assez manifestement faux pour les biens conventionnels : vous n'avez que faire d'un pain de glace au Groenland ou d'un tas de sable au Sahara. La valeur d'échange d'un bien dépend de manière cruciale de sa localisation dans le temps et l'espace[1]. Il l'est encore plus pour les biens culturels, pour lesquels la mise en relation entre l'offre et la demande est absolument cruciale[2]. Plus il y a de contenus, plus une mise en relation efficace devient indispensable - en d'autres termes plus l'intermédiaire produit une plus-value.

Or, les politiques publiques françaises du numériques me semblent axées essentiellement sur la numérisation de contenu, les fonctions de recherche et de numérisation ne venant qu'en appendice. Les dispositifs sont construits autour de la notion d'un corpus numérisé semblable à un coffre au trésor, qu'il faut entourer de protections (restrictions d'accès, DRM, exclusivités) pour préserver sa valeur. Ce positionnement me semble doublement dommageable.

D'une part, et c'est l'argument des biens communs, la difficulté d'accès réduit plutôt qu'augmente la valeur de ses contenus. Le France fait payer les droits de reproduction d'un incunable ? On s'en procurera un substitut auprès d'une institution moins bornée. La France interdit la photographie d'oeuvres contemporaines dans l'espace public ? Les articles sur Maillol ou Rodin seront illustrées de statues placés là où existe la liberté de panorama, mettant en valeur ces villes plutôt que des villes françaises.

D'autre part, à cette dévalorisation s'ajoute un effet de spécialisation néfaste. Produire du contenu sans développer les moyens de l'exploiter, c'est le même positionnement économique que celui des pays du tiers-monde qui se sont spécialisés dans le cacao ou le café : c'est se mettre à la merci de celui qui détient la technologie sans laquelle ce produit primaire reste une récolte inexploitable, ou respectivement un obscur fichier sur un disque dur.

Outre les effets directs de budget, cette mise dans des coffres virtuels des contenus (y compris ceux du domaine public, voir le Portail Arago et son Copyfraud massif) est une entrave aux projets de développements d'outils de recherche et d'indexation nationaux ou européen. Difficile en effet d'améliorer le fonctionnement de ceux-ci en les privant d'un corpus riche de déjà indexé en français, qui constituerait une précieuse base d'apprentissage.

Cette attitude me paraît au fond résumer une grande part des travers de la politique économique française : le colbertisme (tous les moyens aux projets pilotés par l'État central), la fascination pour le tangible (l'agriculture, le produit industriel) au détriment de l'intangible (les services, l'innovation, le design) et la peur panique que quelqu'un d'autre trouve un modèle d'affaire intelligent autour de biens communs.

À l'heure où on parle de taxe Google, je pense qu'il faut être conscients que produire du contenu pour le contenu est une impasse, qui conduit au mieux à l'insignifiance et au pire à un abandon de la plus-value à ceux qui ont conscience que ces contenus sont sans valeur tant qu'ils ne peuvent pas être rapidement, fidèlement et efficacement être portés à la connaissance d'un consommateur intéressé.

Notes

[1] Oui, je vous refais le Paradoxe de l'eau et du diamant, mais manifestement les ministres de la culture successifs n'ont même pas ce niveau de culture générale.

[2] Notons que quand cela l'arrange, la Ministre de la Culture maîtrise ce dernier point jusqu'à la caricature, en disant que ce sont les éditeurs qui font la littérature.