Prévoir une crise

Combien de fois ai-je entendu dire que personne n'avait vu venir la crise ? J'en viendrais à douter si je ne me revoyais pas en prépa, dans la bibliothèque du lycée, en train de lire cet article de The Economist, avertissant que les US étaient en pleine bulle spéculative tant sur les actifs détenus par les ménages que sur les actifs financiers, et qu'à ce niveau de gonflement, la correction serait sévère, sauf intervention immédiate de la Fed. Dans le même numéro ou un numéro voisin, si je me souviens bien, un article détaillait le gonflement de la bulle immobilière, et avertissait que si un soft landing était possible pour les actions, les prix de l'immobilier étaient voués à s'effondrer. Un autre numéro, si je me souviens bien, s'inquiétait de l'ampleur des flux d'épargne en provenance de Chine et vers les US, qui ont contribué à des niveaux de rémunération de l'épargne bas, induisant des politiques de prise de risque de la part d'institutions financières engagées dans les années 1980 à servir des taux fixes.

The Economist est tout sauf une publication marginale sans influence. Au contraire, on peut raisonnablement penser que quand une information de ce genre y est publiée, elle fait partie de la connaissance commune du secteur. En d'autres termes, tout le monde savait qu'il y allait avoir une crise. Ce qui n'est pas bien difficile d'ailleurs : pour prévoir une crise, il suffit de passer son temps à annoncer qu'il va y en avoir une (on a des spécialistes du genre en France). On finira bien par avoir raison : les économistes ont prévu douze des cinq dernières récession. Le problème n'est pas là.

Quand et comment

Rien ne sert de prévoir l'arrivée d'une crise. Encore faut-il savoir quand, et sur quels actifs. Comme l'exemple ci-dessus le montre, des actifs unanimement considérés comme sur-évalués peuvent continuer à monter pendant presque une décennie, ruinant au passage tous les apprentis-prophètes qui auraient parié sur sa survenance dans l'intervalle. Dans le cas qui nous intéresse, il fallait savoir convenablement évaluer le moment où la stagnation des revenus des américains entraînerait la fin du pouvoir d'emprunt des classes moyennes fragilisées. Ce qui représentait un pari sur la distribution des gains de productivité, grandeur notoirement difficile à appréhender.

Il faut également savoir quels seraient les types d'actifs impactés. Dans la crise de 2008, le sous-jacent était bien identifié : immobilier résidentiel, et dans une moindre mesure le marché des actions, tirés par l'espoir de gains de productivité toujours plus élevés (voir à de sujet Eight Centuries of Financial Follies). N'a pas en revanche été perçue la diffusion de l'exposition à ces facteurs dans le système bancaire, au travers des produits structurés et des CDS, qui a été mise à jour lors de la faillite de Lehman Brothers. Les pratiques de l'époque n'aidaient certes pas, les structureurs supposant chez leur clients un niveau de sophistication et d'appréciation des risques très supérieur aux capacités réelles (et à l'effort) de ces derniers. Il aurait également fallu prendre la mesure du pousse-au-crime que représentait la régulation de Fanny Mae et Freddy Mac ainsi que le poids uniforme donné aux crédits immobiliers dans les bilans des banques.

On peut donc raisonnablement reprocher au secteur financier de n'avoir pas mesuré l'importance des conséquences de la stagnation des revenus, ni le risque systémique induit par des produits complexes ou dérivés négociés de gré à gré, sans information de qualité sur la localisation des expositions résiduelles nettes.

Mais pitié, oubliez les demi-habiles qui se vantent maintenant d'avoir su ce qu'en fait tout le monde savait.