L'oubli des libraires dans la définition du marché du livre numérique n'est pas un travers propre à ce dossier. Dans les rapports, essais et autre réflexions, le libraire se retrouve repoussé à la frontière du livre numérique. On pense à lui quand on évoque la vente couplée ou qu'on se demande ce qu'il va devenir si le marché du livre physique diminue considérablement au profit du livre numérique.

Un rôle demeure : celui du prescripteur

Un rôle n'a aucune raison de changer : celui du libraire-prescripteur, capable de répondre par un titre précis à la requête vague d'un consommateur qui n'a pas une idée très précise de ce qu'il veut. Ici, ce que le consommateur cherche est un texte, peu importe quelque part son support : il vient chez le libraire pour un conseil. L'important pour le libraire face à cette clientèle (celle pour laquelle son rôle importe le plus) est donc de pouvoir proposer le livre, en format numérique donc, lisible par la plate-forme du lecteur concerné et à un prix comparable à celui que ce consommateur pourrait trouver ailleurs. Là, j'en vois qui se disent « mais il nous réinvente le prix unique, là ! ». Non, pour obtenir cela, il n'est pas nécessaire de sortir une artillerie aussi lourde.

Il y a en fait trois problèmes. Le premier est l'interopérabilité des fichiers (et sur ce point, plusieurs libraires sont sur la même ligne que Dialogues, qui a banni les DRM pour plusieurs raisons dont celle-ci. Le second est l'interopérabilité des catalogues, qui doit permettre, comme dans le domaine du papier, au libraire de commander auprès de n'importe quel éditeur. Le troisième est la question du prix. Sauf que pour cela, pas besoin de prix unique. Une clause de la nation la plus favorisée dans le contrat suffit, c'est-à-dire que le libraire peut vendre un ebook au prix le plus avantageux qu'il trouve (soit via la plate-forme de l'éditeur, soit via un autre détaillant) et est rémunéré à l'acte (donc pas forcément sur la base d'une remise proportionnelle au prix).

Ce découplage du prix et de la rémunération du libraire n'est certes pas aisée : elle demande de changer les habitudes du secteurs, les contrats existants et tous leurs petits équilibres. Elle a toutefois l'avantage de mettre en évidence le fait que la valeur du service rendu par le libraire au consommateur et à l'éditeur (puisque ce qu'il fait est d'apparier l'un a l'autre, de manière à ce que tous deux en tirent un bénéfice mutuel) ne se mesure pas à l'aune du prix de l'ouvrage. C'est cette idée que mon co-auteur et moi-même avions ébauchée dans l'opuscule et qu'il faudrait peut-être radicalisée.

Un autre rôle : le lieu social

Le livre numérique peut aussi conduire en librairie un public un peu différent du public habituel. Si on en croit les projections de vente, les tablettes de lecture occuperont une place certaine sous les sapins. Une large dissémination de ces supports peut mettre ces objets entre les mains des lecteurs traditionnels, en particulier ceux de profil plutôt âgé et peu technophiles. Le libraire peut alors fonctionner comme un lieu de rencontre et d'aide pour apprivoiser ces machines étranges. La librairie devient alors un lieu de convivialité. Force est de constater qu'en l'état, peu de librairies françaises sont prêtes à cela : lesquelles proposent fauteuils profonds, tables, chaises, prises, réseau et restauration légère tels qu'on peut les trouver en Allemagne ou aux États-Unis ? Réponse : les mangas-cafés qui ont fleuri ces dernières années et ont vu dans ce modèle d'affaires un moyen de sortir de l'ornière dans laquelle se sont enlisés de nombreux magasins mangas-CD-figurine un peu trop décalqués de la librairie traditionnelle. Il me semble que le modèle est acclimatable à un autre public et à un autre standing, correspondant à l'implantation traditionnelle des librairies. Évidemment, cela veut dire en rabattre sur les surfaces consacrées au fonds. Mais c'est justement cette économie du (très cher) espace que permet le numérique, en n'obligeant pas au stockage physique des titres. Des sources de revenus annexes sont d'ailleurs possibles : rien n'empêche un libraire de concevoir un système d'abonnement par lequel un lecteur lui apporte son appareil à date fixe et, pour une somme fixe comprenant une rémunération du libraire, repart avec une sélection d'ouvrages faite sur mesure par le libraire : n'est-ce pas là le prolongement naturel de l'activité de conseil ?

Ce rôle peut se redoubler si le livre numérique ne reste pas cantonné à un décalque du livre papier et développe ses propres fonctions sociales. Quel lieu plus naturel pour se retrouver en tant que bibliophiles numériques d'un même quartier qu'une librairie ? Là encore, d'une logique de vente, on passe à une logique de service. Utopique ? Sans doute, en l'état de la librairie et des relations avec les éditeurs. L'intuition économique veut toutefois qu'un créneau profitable ne reste pas longtemps vide, et les mangas cafés illustrent la capacité de nouveaux entrants à faire fi des conventions d'un secteur pour imposer d'autres modes de fonctionnement.

Des évolutions dans ce sens auraient l'immense avantage de faire apparaître plus clairement des rôles, multiples, propres au libraire. En générant des revenus liés à une activité propre et indépendants des actes de vente, ils permettraient aussi aux libraires de ne pas voir leur rémunération dépendre uniquement des éditeurs, limitant ainsi le pouvoir de marché, aujourd'hui considérable, de ces derniers.

Toute cela pour dire qu'il peut exister une place pour la librairie dans la chaîne du numérique, et que les services que peut rendre le libraire y sont plus nombreux et tout aussi intéressant tant pour les consommateurs que pour les éditeurs. C'est pourquoi on peut regretter leur mise à l'écart, regretter encore plus leur soutien au prix unique du livre numérique, et aussi pourquoi on doit les encourager quand ils refusent des pratiques des éditeurs qui, comme les DRM, sont de nature à conduire le secteur dans un mur.