Culture lettrée, culture scientifique et culture économique
Quand je dis que je fais de l'économie de la culture, je dois souvent préciser ce à quoi je m'intéresse : les industries culturelles plutôt que les Beaux-arts ou encore l'influence des normes culturelles sur l'allocation des ressources. Cela n'épuise pas les sens du terme « culture » d'ailleurs mais reflète une conception de la culture qui est à la fois moderne et datée.
Ce billet part d'une longue série de discussions avec des économistes ou des scientifiques déplorant la réduction, en France au moins, de la culture aux humanités classiques : beaux-arts, littérature, histoire, géographie et disciplines connexes. Pour être cultivé (être un intellectuel, si vous préférez), il faut ainsi avoir lu L'Éducation sentimentale (je ne suis pas sûr qu'il soit nécessaire de l'avoir compris, d'ailleurs) mais on peut ignorer que l'énergie cinétique est proportionnelle au carré de la vitesse (en d'autres termes que si vous allez deux fois plus vite, votre distance de freinage est multipliée par à peu près quatre). De même, vous pouvez ignorer royalement que les délocalisation on un impact mineur sur le taux de chômage en France.
J'ai choisi ces exemples à dessein pour montrer que la culture scientifique comme la culture économique paraissent indispensables à la compréhension du monde et de la société qui nous entourent (un porte ouverte je, l'admets). Rajoutons-en une couche : parmi ceux qui s'inquiètent des risques pour la santé des antennes-relais des téléphones portables, combien sont conscients que les ondes émises par ces antennes sont celles utilisées depuis des décennies pour la radio et la télévision ?
De la Renaissance au XVIIIe siècle pourtant, la connaissance des sciences et de la chose politique faisait partie intégrante de la culture cultivée et n'avait pas, me semble-t-il, cette image d'un savoir utilitaire et de ce fait vaguement dégradant. Je me demandais donc si l'exclusion de ces dimensions dans la définition de culture des élites avait un lien avec la construction de la figure de l'intellectuel et à quel moment elle s'était produite. Vos suggestions sont les bienvenues.
Publié le mercredi, septembre 29 2010, par Mathieu P. dans la catégorie : Réactions - Lien permanent
Commentaires
mercredi, septembre 29 2010
11:45
Que voilà d'excellentes questions. J'aimerais beaucoup avoir des réponses, mais ça ne me paraît pas facile. Cependant, je pense qu'on peut noter que les grandes figures intellectuelles du XIXe siècles sont aussi des gens dont la culture est relativement éclectique (Victor Hugo, Jules Vernes, Émile Zola, Gustave Flaubert (puisqu'on en parle)).
Peut-être observe-t-on un tournant avec les Proust et contemporain. Chez qui, on me semble, on peut observer un biais "littéraire".
C'est fort ténu comme piste. Et puis il est peu probable qu'il y ait vraiment un pivot soudain. Peut-être déjà le romantisme portait-il les graines de ce biais ? Bien que le réalisme/naturalisme serait plutôt revenu aux fondamentaux ?
Notons que le mouvement humanisme tire son inspiration des penseurs grecs, il me semble. Que peut-on dire de la période Moyen-Âgeuse ? Qui étaient les intellectuels alors ?
Pour terminer, cette conception est-elle universelle dans le monde occidentale ? Ou bien plutôt Française. (À noter que Sokal et Bricmont notent qu'un phénomène lié s'observe aux États-Unis sous l'influence de penseurs français comme Derrida).
Plus de questions que de réponses de ma part, je le crains. Je n'ai pas grand chose à apporter au débat, sauf l'intérêt que j'y porte.
— Arnaud Spiwackmercredi, septembre 29 2010
12:50
Je commente tout de suite avant de me faire tomber dessus : l'idée que la Renaissance procède de la culture antique qui fait le saut par-dessus une période médiévale sombre est un cliché provenant des intellectuels de le Renaissance eux-mêmes (afin de mettre en avant leur originalité) mais surtout complaisamment exagéré au XIXe. En fait, la dette des humanistes à l'égard du Moyen-Âge est très importante et les continuités sont probablement aussi fortes que les ruptures.
En ce qui concerne les sciences, le quadrivium faisait partie des arts libéraux que se devaient de maîtriser les lettrés. La scolastique, avec sa recherche de cadres conceptuels systématiques, a également fortement contribué à un examen empirique des phénomènes naturels par opposition aux théorisations issues de l'Antiquité. En fait, l'article de Wikipédia Science du Moyen-Âge me semble mériter d'être lu à ce sujet. Les intellectuels d'alors étaient des clercs, principalement des moines, comme le furent à un moment ou à un autre de nombreux acteurs des débuts de la Renaissance.
— Mathieu P.mercredi, septembre 29 2010
18:21
Je n'ai pas souvenir que CP Snow dans The Two Cultures donne beaucoup de réponse sur la chronologie de la scission entre la culture des humanités et celle des sciences (pour beaucoup parce qui le livre se résume à son titre et est assez plat sur toute sa longueur; il a peut être le mérite de souligner que la scission n'est peut-être pas complètement unilatéralement due aux hautaines humanités; et celui d'indiquer que la séparation est aussi une réalité dans le monde anglo-saxon) . Cependant, l'idée la plus crédible me semble de dater le début de la scission de la révolution industrielle. Je suis un peu biaisé sans doute par ma lecture de Occidentalism de Buruma et Margalit. Le livre a a priori peu de choses à voir avec la question : une critique de Huntington cherchant à montrer que les discours d'opposition à l'Occident sont structurés et présentent de grandes ressemblances, et sont loin de seulement refléter la "culture" de telle ou telle région, mais sont une même opposition au "progrès" (en gros défini comme révolution industrielle et lumières) , opposition que l'Occident connaît bien étant donné que la réaction a commencé en Europe, en premier lieu avec le romantisme (résumé à dénigrement de la raison comme froide et loin de la vraie nature des hommes, idéalisation d'un âge d'or, etc.). J'avais trouvé qu'il donnait des pistes pour la question que vous posez. Avec le romantisme comme exemple uniquement et en ne résumant pas littérature et humanités à "adolescents qui se baladent dans la forêt en se frappant le coeur" bien sûr.
J'ai un peu honte de ma version twitter de BM et du reste, mais que voulez-vous, on m'a appris les sciences à moi, pas les humanités.
En même temps, j'ai déjà entendu présenter la création de l'école polytechnique par Napoléon comme une réaction au mépris des universités pour les sciences, ce qui "fit" mal avec cette chronologie.
— Stagelundi, octobre 11 2010
20:17
« Rajoutons-en une couche : parmi ceux qui s'inquiètent des risques pour la santé des antennes-relais des téléphones portables, combien sont conscients que les ondes émises par ces antennes sont celles utilisées depuis des décennies pour la radio et la télévision ? »
Pas sur les mêmes bande de fréquences (enfin, les bandes TV UHF et VHF ne sont pas trop loin des bandes GSM) et surtout, les antennes de radio et TV sont plus loin des habitations. D'ailleurs, autour de ces antennes de forte puissance, il y a il me semble une zone interdite d'accès lorsqu'elles sont en fonctionnement...
Plus que les antennes-relais, ce sont les émissions des portables à raz de la tête qui me font m'interroger sur leur innocuité.
Bref, un scientifique méfiant comme moi tempérerait ton propos par la nécessité de regarder les champs mis en jeu à distance représentative de l'antenne.
— DM