Le résumé de la situation est le suivant : les nouveaux acteurs du livre numérique (Amazon, Google, Apple) n'ont ni l'intention ni forcément intérêt à garder en l'état le secteur du livre. Si le livre numérique est effectivement une innovation radicale, cela va plus ou moins de soi, dans la mesure où les éléments de l'organisation de la chaîne du livre liée à son aspect physique deviennent obsolètes. La question est donc, pour les acteurs traditionnels, de savoir comment réagir. Et c'est là que je m'inquiète en lisant les réactions du secteur.

Une première observation : éditeurs comme libraires (sauf Hachette, positionné sur un marché différent, celui de l'édition scolaire) semblent d'accord sur l'idée d'essayer de garder les structures existantes et de les répliquer dans le domaine numérique. Cela peut avoir un sens si on démontre que les différents éléments de la structure ont un apport au livre numérique comparable à celui qu'ils ont dans le livre physique. Cette démonstration ne semble pas être faite : à lire l'article, la survie des libraires tiendrait uniquement à la bienveillance des acheteurs, qui iraient acheter leur livre sur le site de leur libraire de quartier plutôt que sur celui d'un libraire généraliste. Présenter les choses comme cela revient à admettre que le libraire de quartier en question ne sert plus à rien. Ce qui à mon avis, est faux : il y a une place, très importante, pour le service de production d'information et d'appariement joué par les libraires. Les réduire à un rôle de vendeurs de livres est un mouvement dans la direction exactement opposée. Le risque est de voir les nouveaux entrants occuper cette niche les premiers.

Une deuxième observation : les éditeurs ont un comportement étrange à l'égard du prix des livres. Ils s'opposent en effet à ce qu'Amazon vendent leurs livres numériques à des prix qu'ils estiment trop faibles. Or, il me semble qu'on parle là de prix au consommateur, pas des auxquels Amazon achète les livres (seule chose qui devrait intéresser l'éditeur). Pourquoi, en effet, empêcher Amazon de vendre ces titres à perte, si cela lui semble rentable ? L'idée est qu'Amazon subventionne ainsi les acheteurs de sa liseuse, le Kindle, en leur garantissant un prix faible, ce qui n'est rien d'autre que le fonctionnement habituel des marchés bifaces : l'important pour Amazon est d'attirer des lecteurs, et donc sa stratégie va être de les subventionner et de faire payer les éditeurs qui veulent accéder à ces lecteurs. À mes yeux donc, il y a la conjugaison de deux éléments : d'une part l'idée que la valeur culturelle (whatever this means) d'un livre doit se traduire par un prix élevé, et donc une opposition de principe à une baisse du prix relatif des livres, et d'autre part une mauvaise compréhension des marchés bifaces dont le livre numérique est une illustration assez frappante.

Une troisième observation : il va être intéressant d'observer les problèmes de coordination dans un secteur habituellement peu propice à ce genre de pratiques. L'exemple d'Hachette augure mal de la possibilité de maintenir longtemps une coalition autour d'une plate-forme fermée, qui d'ailleurs attirerait sans doute l'attention des autorités de la concurrence.

Une quatrième observation : les éditeurs s'accrochent énormément aux DRM. Il me semble qu'il s'agit là d'un combat perdu d'avance. La technologie de reconnaissance des caractères est de plus en plus au point. À moins que je manque quelque chose, quelle parade apporter à un programme qui, utilisant le liseur propriétaire et DRM-respectueux, lui ferait afficher les pages, prendrait une capture d'écran, et passerait le cadre à une reconnaissance des caractères ? Un peu long, certes, mais comme l'était l'encodage d'un CD aux débuts du mp3. L'alternative est de n'autoriser la lecture de livres numérique que sur des plates-formes totalement verrouillées (du type iPad ou Kindle), ce qui réduit d'autant l'attractivité du livre et donc le prix qu'on peut en demander.

Une cinquième observation : les conséquences de l'existence, à côté des ouvrages sous droit d'auteur, d'un vaste corpus libre et gratuit (avec des noms comme Balzac, Victor Hugo, Kant, Adam Smith, etc.) devrait peser fortement sur le prix de tous les ouvrages vendus, fournissant un substitut non seulement gratuit, mais à la qualité éprouvée. C'est là plutôt inédit, la situation n'étant pas comparable dans l'industrie du disque, où les enregistrements libres nécessitent en général un coûteux travail de remastérisation.

On est donc loin de connaître la structure que prendra à terme le marché du livre numérique. De ce fait, espérer une simple transposition du livre physique me paraît assez illusoire, et je me demande à quel point libraires et éditeurs eux-mêmes y croient.