Troisième partie : le financement public des arts et de la culture

Les articles présentés dans cette partie sont sans doute ceux présentant l'intérêt le plus large. Comme on l'a vu, l'évaluation de la désirabilité du soutien public aux arts et à la culture par les économistes est suspect d'un biais favorable, et repose par ailleurs sur des hypothèses fortes concernant l'utilité des consommateurs. L'argument de Frey est que poser la question ainsi est un peu mettre la charrue avant les bœufs. Ne conviendrait-il pas, en effet, de commencer par poser la question aux personnes concernées, c'est-à-dire les consommateurs en tant que citoyens ?

Évidemment, une telle suggestion attaque frontalement le préjugé voulant que les électeurs dans leur ensemble soient incapables d'avoir des opinion pertinentes en matière culturelle ou artistique. Frey va donc s'attacher à montrer que c'est faux. En sus des enquêtes de valuation contingentes (méthode dont il rappelle les faiblesses), qui montrent une importante disposition à payer pour la préservation du patrimoine et le financement de la création, Frey dispose d'expériences naturelles intéressantes : les votations suisses portant spécifiquement sur des subventions culturelles.

Une des contributions présentées se livre à une étude détaillée des déterminants du vote dans ce type de cas, sur la base d'une votation où sont disponibles les résultats bureau par bureau. Il me semble en effet que la méthode employée est peu robuste (fondamentalement, une régression sur 27 points, ce qui est peu pour un cadre de variables censurées). En revanche, l'étude systématique des résultats des votations sur le sujet de manière transversale révèle de manière solide que, contrairement aux idées reçues, les votants sont plus susceptibles de se prononcer en faveur d'une dépense culturelle, et que ce (léger) biais favorable s'accroît dans le temps, alors que le nombre de vote défavorable à d'autres dépenses de montant comparable augmente.

Comment réconcilier ce résultat ex post avec le peu d'intérêt pour les arts constaté ex ante dans les statistiques de consommation culturelles ? Selon Frey, l'erreur est de ne pas prendre en compte l'effet propre de la votation. Celle-ci est un effet un moment où le thème de la culture est abordé dans le débat public, et où les arguments concernant le soutien public aux arts peuvent quitter le cercle des seuls amateurs. Pour les mêmes raisons, des citoyens faiblement consommateurs prennent alors conscience de l'ampleur (ou du manque d'ampleur) de la vie culturelle de leur ville et du rôle des institutions culturelles et de la présence d'artistes dans le fonctionnement économique et social de leur environnement. Il reprend donc l'argument à l'envers : l'apparent manque d'intérêt du public pour les arts est une conséquence du manque d'implication dans le débat public, pas un fondement du manque d'implication.

Il faut noter que Frey suit pas le raisonnement voulant qu'en l'absence d'une définition satisfaisante de la qualité d'une œuvre d'art (ni même de définition claire de ce qu'est une œuvre d'art), la décision majoritaire (sous la forme de la demande) soit la meilleure métrique de la qualité à notre disposition. Frey montre au contraire qu'à rebours de l'idée commune, les décisions démocratiques concernant le soutien des arts vont le plus souvent dans le sens souhaité par les amateurs d'art eux-mêmes. Citoyens ne rime donc pas avec Phillistins. Frey plaide donc en conséquence pour une plus grande décentralisation du processus de décision des politiques culturelles, afin de faire apparaître directement ces enjeux dans le débat public.

Même si la démonstration est, pour des raisons structurelles, concentrée sur le cas de la Suisse, l'argument de Frey me semble convaincant. La défiance, parfois le souverain mépris, de certains milieux culturels pour le grand public semblent enracinés dans une tradition sociale plus que dans une réalité des comportements quand la question est posée directement au public. Évidemment, la chose comporte des éléments importants de framing : seules certaines dépenses sont proposées aux voix des électeurs, et l'arbitrage n'est pas entre un stade et un musée, mais entre un musée (si la réponse est oui), et peut-être un stade si les fonds correspondant ont réalloués à cet usage. Malgré cela, Frey apporte ici beaucoup d'eau au moulin de David Throsby quand ce dernier cherche à démontrer que les comportements de consommation n'épuisent pas, loin s'en faut, la propension à payer des consommateurs quand il s'agit de biens culturels. Ces derniers sont en effet disposés à financer des biens et services qu'ils ne consommeront vraisemblablement jamais, mais dont ils apprécient la possibilité de les consommer un jour, de les léguer aux générations futures, voire la simple existence.

Quatrième partie : l'évaluation des œuvres d'art

Cette partie traite des déterminants de l'évaluation des œuvres d'arts mesurée par les prix obtenus par les ventes aux enchères. Cette question du rendement financier des biens artistique a fait l'objet d'une littérature assez abondante, qui, dans son ensemble, laisse Frey assez sceptique. Beaucoup de papiers y sont en effet des démonstrations de virtuosité technique (dans le domaine de l'économétrie), ayant pour motivation l'existence de données. Ces démontration conduisent trop rarement, estime Frey, à des résultats robustes concernant les mécanismes d'évaluation des œuvres d'art et le fonctionnement de ces marchés. Le seul résultat vraiment solide qu'il faille en retenir est semble-t-il celui voulant qu'en moyenne, l'investissement dans les œuvres d'art soit moins rentable en termes financiers que l'actif sans risque de référence de la période considérée.

Une fois ce résultat connu, la question est d'expliquer cet écart entre le rendement d'un actif (très) risqué et celui d'un actif sans risque. La première raison est que le marché des œuvres d'art est composé très largement de collectionneurs qui sont plus intéressés par l'utilité qu'ils dérivent de la possession et de la contemplation des œuvres que par l'investissement financier qu'elles représentent. Des biais comportementaux, comme l'effet de dotation (le fait de posséder un bien biaise vers le haut l'évaluation que nous en faisons), renforcent cet effet. Cependant, Frey montre que l'écart entre le rendement de deux type d'actifs considérés conduirait à estimer que de nombreux collectionneurs, par ailleurs hommes d'affaires avisés, ont des valorisations colossales de l'utilité qu'ils retirent des œuvres qu'ils possèdent. À lire les chiffre, tout expliquer par le seule flux d'utilité semble un brin héroïque.

Frey fait alors remarquer que la structure des marchés de l'art n'est de pas celles qui supportent les hypothèses usuelles d'un marché efficient, et donc que les séries de prix observées doivent être prises avec énormément de précautions. Il s'agit en effet de marchés très peu profonds (relativement peu d'œuvres et peu de transactions), avec des asymétries d'information très importantes, des statuts juridiques très différents (dans de nombreux pays, les œuvres d'art font l'objet d'exemptions fiscales qui, au niveau de revenu des acquéreurs, ne sont pas négligeables), et des acteurs de poids (les musées) dont les comportements et les dotations dépendent de facteurs assez largement exogènes. Pour Frey, la question centrale serait donc de comprendre comment fonctionnent les marchés de l'art, et s'il serait possible de les rendre plus efficaces. Question qui lui permet de revenir à la charge sur la question des musées, dont le comportement de thésaurisation contribue à assécher le marché d'œuvres de qualité.

Pour le non-spécialiste, le papier le plus motivant est sans doute celui qui forme le dernier chapitre. Frey s'y interroge en effet sur le rôle que peuvent jouer les copies d'œuvres d'art et sur les raisons de la valeur particulière accordée à un original à une époque où il est possible d'en faire des reproductions de très haute qualité. La question a du poids au moment où se multiplient les passes d'armes juridiques entre musées s'arrogeant des droits de reproduction sur les œuvres (souvent dans le domaine public) dont ils ont la garde et les organisations souhaitant utiliser des reproductions des œuvres en question.

L'idée d'un musée de copies n'est pas neuve. Le Victoria and Albert Museum de Londres abrite un salle témoignant de vastes campagnes de moulage destinées à rendre accessible à la population de Londres les chef-d'œuvres de l'art européen au XIXe siècle. À la Libération, c'est Malraux qui parlait d'un musée imaginaire où seraient regroupées des copies des œuvres essentielles de l'humanité, permettant de donner accès à celles-ci à une majeure partie de la population. Ce dernier projet a échoué sur l'aura dont bénéficie l'original par rapport à ses copies dans la société contemporaine (il n'en fut pas toujours ainsi). C'est cependant l'occasion pour Frey de se demander si le comportement actuel des institutions de conservation ne nuit pas grandement à la diffusion des œuvres dont elles ont la garde. Et de revenir à la charge sur l'idée que ce comportement est lié au fait que la vente des produits dérivées est un des rares types de recettes des musées qui ne soit pas (implicitement) taxé à 100 %. Si ce n'était pas le cas, affirme-t-il, les musées auraient des politiques beaucoup plus généreuses de reproductions de leurs collections, la présence de ces reproductions dans l'espace public et privé augmentant le désir de voir les originaux.