Pirates et yeux bridés
Il y a quelques semaines, Cédric Littardi, patron de l'éditeur de mangas Kaze, se plaignait dans Le Monde que le fansubbing tuait son entreprise. Les réactions dans le milieu des amateurs de manga ont été très mitigées, les commentaires faisant toutefois assez bien apparaître les tenants et les aboutissants. Je reprends cette histoire avec un peu de retard dans la mesure où elle me semble bien illustrer les problème de définition du rôle de l'éditeur face aux outils de publications numérique.
À l'origine du problème : une politique éditoriale à bout de souffle
Dans les propos du directeur de Kaze, il apparaît que son modèle est orienté vers un marché de masse : il met ainsi en avant un politique consistant à accumuler un stock suffisant d'épisodes pour pouvoir être sûr de sortir une version complète avec des doublages. Ce modèle correspond à celui des années 1980, où le public du manga était un public d'enfants, peu regardants sur le doublage et sur le retard par rapport à la parution originale. Il s'appuie sur une complémentarité entre le marché de la vidéo et celui de la diffusion télévisée. Les limites de ce modèle se sont faites sentir à la fin des années 1990, où la déplorable qualité des versions françaises (amateurisme des traductions, voix à contre-emploi des personnages, retards considérables par rapport à la publication au Japon) a éloigné les fans des versions française au profit des versions sous-titrées, tandis que la réduction de la part du manga dans les émissions pour enfants tarissait le marché des mangas pour enfants.
Le public actuel du manga est sensiblement différent. Composé en large partie d'adolescents et de jeunes adultes, il a accès à des outils permettant de connaître l'actualité des sorties, de faire du montage vidéo, et manifestement plusieurs équipes possèdent des compétences certaines en japonais. D'où le fansubbing. La qualité du produit final est très variable. Les traductions peuvent être assez étranges, la syntaxe hésitante et l'orthographe problématique. À l'inverse, et c'est là que commence le problème, certaines équipent produisent un travail de bien meilleure qualité que celui publié par Kaze. On m'a ainsi montré un manga (Death Note, pour les curieux), où on voyait un personnage lire une lettre (en japonais), la traduction française apparaissant entre les lignes du texte japonais, parfaitement lisible et respectant la perspective de l'image de la lettre.
Non seulement ces équipes font parfois mieux, mais aussi elles font plus vite. Dans un monde où les informations sur le déroulement des séries vont vite, il est frustrant d'avoir à attendre plus de six mois une sortie française, au prétexte qu'il faut faire un doublage dont on n'a cure.
L'impasse des relations avec les éditeurs japonais
Je n'ai pas vu de réponse de Kaze à ce problème de qualité. Les habitudes ont la vie dure, et je pense qu'ils n'ont pas le budget suffisant pour payer des sous-titreurs et doubleurs à la hauteur de ce que peuvent produire des passionnés qui comptent moins leur temps. En revanche, l'entreprise met en avant la difficulté des relations avec les éditeurs japonais. Pour ceux-ci, l'Europe est un marché mineur. Ils préfèrent donc y renoncer plutôt que d'y autoriser des systèmes de diffusion en streaming, de peur de faire concurrence à l'organisation du marché japonais, où les chaînes de télévisions achètent fort cher l'exclusivité de la diffusion. Impossible, donc, pour un éditeur ne disposant pas de sa propre chaîne de télévision, d'offrir un rythme de sortie équivalent à celui du Japon, ce que peuvent faire les chaînes qui diffusent les séries télévisées américaines.
Si certains studios se montrent plus réceptifs aux inquiétudes des distributeurs européens, la plupart sont encore assez peu favorables aux solutions de vidéo à la demande. On est donc dans une impasse, le fansub occupant un niche que ne peut occuper aucun distributeur légal (alors qu'une demande solvable existe très certainement).
Et le choix ?
En sus de ce problème manifestement insoluble en l'état, autre chose m'interroge : quelle est l'apport d'un diffuseur comme Kaze ? On l'a dit, les fansubbers arrivent à faire plus vite et mieux qu'eux. Ce n'est pas un paramètre technologique lourd, mais quelque chose qu'il sera à tout le moins difficile de changer à court terme (peu de personnes ayant le niveau suffisant de japonais, faible taux de rémunérations par rapport aux compétences linguistiques et techniques exigées). Normalement, l'apport essentiel d'un tel intermédiaire est la sélection : dans l'offre destinée à un marché japonais plus vaste, repérer ce qui va plaire au public local, mettre en avant les meilleures séries. Là encore, en fait d'avance, le diffuseur a une longueur de retard, le public japonais et les fansubbers effectuant manifestement un bon travail de sélection.
À mon humble avis donc, le premier problème de Kaze est de se demander si la fonction même de diffuseur n'est pas indissolublement liée au marché télévisuel, et si le changement du marché n'implique pas, à plus ou moins court terme, une disparition ou à tout le moins une modification radicale vers la pure gestion de droits d'exploitation.
Publié le jeudi, avril 23 2009, par Mathieu P. dans la catégorie : Propriété intellectuelle - Lien permanent
Commentaires
vendredi, avril 24 2009
01:28
« de peur de faire concurrence à l'organisation du marché japonais, où les chaînes de télévisions achètent fort cher l'exclusivité de la diffusion ».
— mt-iEn fait non, ça marche rarement comme ça. Il y a plusieurs types d'anime pour plusieurs types de publics, mais il me semble que du point de vue de la production, on peut diviser les choses en deux grands paquets. D'une part, celui des anime où le réseau de télévision est directement impliqué dans la production (ça recouvre aussi bien les anime familiaux du genre Doraemon et Chibi Maruko-chan que les séries grand-public pour enfants, les Naruto et PreCure, ainsi que d'autres titres visant un public plus âgé); et d'autre part, celui, aujourd'hui plus important, des anime diffusés tard la nuit sur les chaînes locales indépendantes (anime dits UHF, qui intéressent d'ailleurs prioritairement les fansubbers).
Dans le premier cas, c'est la chaîne de télé qui tient les cordons de la bourse, donc on ne peut pas vraiment dire qu'elle s'achète les droits de diffusion à elle-même.
Dans le second, ce sont les comités de productions qui achètent en fait des créneaux horaires sur les chaînes de télévisions locales pour être diffusés, la télédiffusion tenant lieu de publicité onéreuse pour les DVD et produits dérivés (à la manière des infomercials à l'américaine)le modèle économique de ces productions est d'ailleurs assez précaire; les DVD sont vendus fort chers à un public très restreint de fans inconditionnels (5000 copies vendues par DVD de 2 épisodes, c'est déjà un succès, et seuls quelques titres par an dépassent les 20000).
Ça n'empêche pas les ayant-droits japonais de se méfier des phénomènes de reverse import, bien sûr.
Quant à la valeur ajoutée possible des distributeurs locaux, je dirais que le fait de satisfaire des compulsions de collectionneurs en proposant de vrais objets, et le fait de permettre de les acquérir de manière légale, sont déjà deux éléments significatifs pour un certain ensemble de fans formant une sorte de noyau dur (et qui sont par ailleurs pour autant que je sache assez majoritairement consommateurs de fansub; en ce sens, on peut se demander si les propos de C. Littardi, indépendamment de leur substance, étaient bien judicieux). Mais bon, ça ne suffit vraisemblablement pas à dégager des marges importantes, et j'imagine que la « manne » se trouve plutôt du côté des consommateurs « casual », qui achètent des coffrets à bas prix dans les grandes surfaces culturelles et regardent des VF (mais justement, ces gens-là ne devraient pas télécharger de fansubs, ou bien?). La VF n'est proablement pas si indifférente à la majorité public, d'ailleurs; c'est loin de nous, mais à l'époque où, aux États-Unis, les VHS doublées coexistaient avec des VHS sous-titrées, les premières se vendaient beaucoup plus que les secondes (dans un rapport de près de 1 à 10); et les éditeurs français qui pratiquent encore, ou pratiquaient il y a peu, une segmentation VOST/VF, vendent beaucoup plus de VF que de VOST.
Dans tous les cas, je ne suis pas sûr que les distributeurs aient jamais pris au sérieux leur rôle de sélection. En fait, les contrats de licence se négociaient traditionnellement par paquets, et une série de qualité s'accompagnait de quelques titres de troisième zone que les distributeurs refourguaient joyeusement à un public peu regardant. Je ne sais pas ce qu'il en est aujourd'hui, mais à de rares exceptions près, le haut du panier des sorties japonaises ne voit de toute façon plus le jour dans nos contrées, les distributeurs n'étant pas prêts à y mettre le prix.
Bon, tout ça concerne le marché de l'anime, les données étant bien différentes pour le manga.
samedi, avril 25 2009
08:55
Pour le cas où vous l'auriez loupée, une fort bonne émission, Masse Critique, sur France Culture ce matin, consacrée à la culture populaire japonaise. OK, rien de nouveau pour vous, mais une bonne présentation générale en 50 minutes, avec ce cher Jean-Marie Buissou, notamment.
— Henri Tournyol du Closwww.radiofrance.fr/chaine...
lundi, avril 27 2009
00:29
"à la fin des années 1990, où la déplorable qualité des versions françaises ( ) a éloigné les fans des versions française au profit des versions sous-titrées"
— Fr.Certes, mais la prise de conscience par le consommateur que les VF étaient nazes (sans jeu de mots) ne s'est pas faite à niveau socio-culturel égal. Il faut rajouter une variable : le niveau d'éducation a énormément progressé en France dans cette période. " Les diplômés de lenseignement supérieur sont deux fois plus nombreux en 1996 quen 1985, et représentent, en 2001, près de 38 % dune classe dâge" [1] [2].
[1] www.insee.fr/fr/ffc/docs_...
[2] Une faille marrante du raisonnement (biais de post-traitement) serait le cas de figure où ce sont les mangas qui auraient incité à poursuivre des études.
lundi, avril 27 2009
11:36
Fr : une explication plus simple est l'évolution de l'âge moyen des spectateurs. À 16 ans, on se rend mieux compte que la doubleuse de Rei dans Neon Genesis Evangelion est à contre-emploi du personnage qu'on n'était capable de comprendre à 5 ans que les doublages de Ken le survivant étaient un pur délire de la part d'une équipe qui ne comprenait pas le scénario.
— Mathieu P.lundi, avril 27 2009
12:33
Encore mieux, effectivement !
— Fr.