C'est à la page 70 du rapport, dans une section défendant l'actualité de la loi sur le prix unique du livre. Je cite :
Il est, par ailleurs, difficile de croire que le dispositif ne serait plus adapté au secteur du livre alors que la quasi-totalité des acteurs qui y interviennent - et sont à ce titre très au fait des mutations du secteur et donc bien placés pour en juger - estiment que cette loi, sous sa forme actuelle, permet un équilibre plutôt vertueux de la filière du livre.
L'argument est comique, à plusieurs égards. Pour bien le comprendre, rappelons que dans la « quasi-totalité des acteurs » ne figurent naturellement pas de représentants des lecteurs. Que dit donc cet argument ? Il dit que d'après les entreprises du secteur, le prix unique du livre maintient un équilibre qui leur est favorable. Aurait-on pourtant idée de se fonder sur le seul avis de Total pour savoir si le marché des hydrocarbures en France fonctionne bien, ou l'avis de Casino et Carrefour sur la grande distribution ? Au contraire, cette unanimité des professionnels autour de cette loi devrait plus que tout autre chose attirer l'attention du régulateur et éveiller le soupçon d'un secteur où le fameux équilibre pourrait se faire au détriment du consommateur.
Après, il y a bien plus à dire à la fois pour et contre le dispositif du prix unique du livre. Ce qui est regrettable, c'est que le rapport en question soit déparé par de tels arguments sans rime ni raison (voir aussi le paragraphe précédent, qui dit en substance qu'il est inutile de s'interroger sur l'actualité d'une loi tant que des lois plus anciennes restent en vigueur).
35 réactions
1 De DC - 18/03/2009, 17:20
A mon humble avis, les rapports parlementaires doivent être farcis de ce genre de propos. C'est un genre littéraire très particulier le rapport parlementaire qui demande avant tout une grande capacité de remplissage (l'équivalent dans le supérieur et les fonctions politico-technocratiques du coloriage dans le primaire).
2 De Moggio - 18/03/2009, 20:20
Merci pour la perle (c'en est une, en effet !), en avant-goût d'une suite possible et non moins espérée ! Dans cette "quasi-totalité", faudrait-il aussi rappeler que ne s'y trouvent probablement pas non plus les "nouveaux entrants" côté offre ? Et, en effet, cette quasi-unanimité est plutôt suspecte mais, précisément, n'est-ce pas le "régulateur" qui, avec perspicacité, a demandé ce rapport pour se faire une bonne idée de la chose et prendre d'éventuelles décisions ultérieures en toute connaissance de cause ?! ;-)
3 De EL - 18/03/2009, 22:18
Ce n'est une perle qu'à la condition de faire l'hypothèse (implicite) que la législation encadrant un secteur économique doit toujours viser avant tout la satisfaction du client, quelque soit ce secteur (livre, pétrochimie, grande distribution, ...). Or cela n'a rien d'évident. On peut très bien défendre l'idée que dans le secteur du livre, il doit avant tout s'agir de défendre les intérêts des écrivains, et non des lecteurs.
4 De Mathieu P. - 18/03/2009, 22:27
EL : ne vous faites pas de soucis : les auteurs ont été mis hors-champ dès l'introduction du rapport. On y apprend en effet que seules 2500 personnes en France sont affiliées au régime de la sécurité sociale des auteurs. En conséquence, la quasi-totalité du reste du rapport ne parle de l'intérêt des auteurs que quand il a le bon goût d'être convergent avec celui des éditeurs, et le néglige quand il pourrait y avoir des divergences. Car une chose au moins est claire : le système actuel n'est ni pensé ni efficace pour défendre l'intérêt des auteurs.
5 De Blogueur Influent - 23/03/2009, 21:56
Quel est l'intérêt du consommateur ? Si c'est juste le prix bas, alors il est certain que c'est rapé, on voit que dans d'autres pays les livres sont moins chers en général. En revanche le prix unique permet vraiment la survie des petites librairies et des petits éditeurs, là aussi on peut comparer. Il faut juste durcir cette loi et empêcher la fnac de la contourner.
Le problème du "consommateur" comme acteur, c'est qu'il ne tire pas toujours les choses vers la qualité.
6 De Mathieu P. - 24/03/2009, 10:56
Euh, c'est un gag ? Il y a sans doute des réserves à avoir sur le prix unique du livre, mais l'argument du prix des livres est loin d'être le meilleur. L'effet du prix unique sur le prix des livres semble en effet être essentiellement distributif (il renchérit les bestsellers et réduit le prix des autres livres), avec un impact peu clair sur le niveau général. Je crois pense que cette note pourrait vous intéresser. Je suis pareillement très dubitatif quant à la sacralisation qui est faite du « petit », qu'il soit éditeur ou libraire. Comme le faisait remarquer Tyler Cowen dans cet article de Slate, si je cherche un titre un peu rare ou dans un genre peu commun, il vaut mieux que j'aille dans une grande surface culturelle (qui a au moins 15 000 références en rayon, typiquement 50 000) que chez un petit libraire, qui n'en a que 5 000 à 20 000. Cet argument porte d'autant plus qu'un des objectifs majeurs du prix unique du livre est un accès aisé à l'assortiment le plus vaste possible. À cet égard, les Fnac font un bien meilleur travail que les petits libraires, pour de simples raisons de taille de rayonnages disponibles.
Sur le consommateur, ce débat est régulièrement revenu ici. Il existe une opposition irréductible entre ceux qui pensent savoir mieux que les autres (et surtout mieux que la masse) ce qui est la « qualité », et ceux qui ne se jugent pas compétents pour porter un jugement sur ce que les autres devraient lire. Je me range naturellement dans la seconde catégorie.
7 De Blogueur Influent - 24/03/2009, 19:17
Dans le domaine de la bande dessinée, qui est celui que je connais bien, les meilleurs livres procèdent d'une sélection tandis que les grandes surfaces vendent x exemplaires d'une petite quantité de titres et que les gros culturels comme la fnac ne vendent des petits éditeurs autrement que sur commande qu'à condition que 1) il y ait un bon chef de rayon et 2) que les éditeurs acceptent la politique du "retour", qui favorise le flux et le turn-over mais pas la qualité. Les chiffres ne disent pas tout. Il sort plus de dix bandes dessinées par jour, des "Blondes", des "chats", des XIII et j'en passe, c'est à dire rien qui mérite même qu'on dépense une allumette pour l'autodafé. Eh bien ceux-là respectent parfaitement le fonctionnement qu'impose la fnac. Ceux qui ne jouent pas le jeu (formats normés, code barre imprimé, prix imprimé, retours,...) n'existent ans aucune fnac. En revanche on les trouve au Monte-en-l'air ( lemontenlair.free.fr ), librairie grande comme mon cagibi.
Le prix unique du livre ne résout pas tout et a très certainement des effets secondaires négatifs.
En revanche l'impact des "petits" sur la qualité est facile à vérifier... Toujours en bande dessinée ce sont les petits qui ont fait exister une bande dessinée alternative. Aujourd'hui, la fnac s'entend avec KSTR (Casterman), Poisson pilote (Dargaud), Futuropolis (Soleil), et autres faux éditeurs indépendants pour détourner à leur profit le succès de la micro-édition et pour écraser autant que possible les maisons auxquelles ils prennent leurs auteurs (drame : les livres ne sont pas mauvais souvent, mais d'un point de vue moral...)
Les chiffres ne disent pas tout.
Personnellement, je ne suis pas Jack Langien, pas de gauche (encore moins de droite), mais je ne pense pas qu'on puisse impunément donner aux "gros" tout pouvoir d'organiser le commerce.
8 De Moggio - 24/03/2009, 19:36
Anecdote de début de soirée : ce soir, en rentrant du travail, ma (jolie) voisine de rangée dans le train avait à la main un petit sac (de taille permettant de contenir deux-trois livres moyens) de type "papier kraft recyclé" avec inscrit dessus en gros et gras la phrase "Pas touche au prix unique du livre !", au-dessus d'un dessin représentant notamment un boxeur à l'air énervé ou pas content. C'est la première fois que je vois ça. Peut-être l'a-t-elle eu au tout récent Salon du livre à Paris ou par le biais de son libraire ? Sauriez-vous si une sorte de "campagne" pro-prix unique du livre a été mise en place en France récemment ?
9 De Mathieu P. - 24/03/2009, 22:57
Blogueur influent : ce que vous décrivez n'est rien d'autre que le fonctionnement d'un oligopole à frange. Un économiste ne pourra aisément s'empêcher d'y voir une efficace répartition des tâches. Pour des raisons culturelles et organisationnelles, les petits éditeurs ont un avantage dans la détection de nouveaux talents. Pour les mêmes raisons, les gros éditeurs ont un avantage dans la promotion à grande échelle des talents ainsi révélés. Il y a donc un bon argument d'efficacité à ce que les auteurs commencent chez les petits et continuent chez les gros. À vrai dire, je ne vois pas ce que la morale a à voir dans l'histoire. Serait-il plus moral que le petit éditeur garde sous sa sujétion et dans une diffusion confidentielle un bon auteur ? Je ne le crois pas.
Sur la qualité, je ne peux m'empêcher de constater que vous lui donnez une définition très personnelle. En regardant mon étagère de bande dessinée, que vois-je qui se semble bon ? Partie de chasse (Casterman), du Taniguchi (idem), Corto Maltese (ditto), Nausicäa (Glénat). Je fréquente assidûment la médiathèque voisine, et je dois bien avouer que les (nombreuses) bandes dessinées de petits éditeurs que j'y trouve me semblent rarement s'adresser à moi. Ce n'est pas un hasard si Gary Becker a intitulé un de ses articles "De Gustibus Non Est Diputandum" : les goûts et les couleurs... C'est pourquoi l'analyse économique se garde bien, à mon avis avec raison, de décréter ce qui est de qualité et ce qui ne mériterait pas la lecture (sans aller au terme d'autodafé dont je n'aime guère les connotations en termes de liberté de pensée).
Moggio : Je n'ai pas encore vu cela. Il semblerait qu'un conflit à se sujet se prépare. Ce n'est pourtant pas le rapport Gaymard qui va menacer le prix unique, alors les coups devraient venir d'ailleurs.
10 De Antoine T - 25/03/2009, 08:14
Les BDs de l'Association n'ont pas de code barre imprimé (mais sur une étiquette amovible), et se trouvent dans toutes les fnacs.
11 De Mathieu P. - 25/03/2009, 11:04
Je profite du commentaire d'Antoine T. pour rebondir sur une partie du message de BI : si un éditeur n'imprime pas le prix sur ses livres, il est normal que le détaillant les refuse. L'impression du prix sur la couverture est une obligation légale liée au prix unique du livre. Plus généralement, j'aurais une question : dans quelle mesure les contraintes techniques (format, code-barres imprimé) sont-elles vraiment contraignantes ? D'une part, le néophyte que je suis ne voit pas vraiment le problème (au contraire, on peut imaginer qu'un format standard permet d'obtenir des coûts d'impression plus faibles, et d'autre part l'économiste ne trouve pas anormal que si un format non-standard impose des coûts supplémentaires au détaillant (plus de manutention, nécessité de modifier l'organisation des rayonnages), celui-ci soit réticent à prendre le bien concerné.
Il y aurait sans doute plus à dire sur le retour, qui est un moyen de partage du risque, et cela ne semble pas a priori optimal de faire porter le risque sur un éditeur faiblement diversifié que sur un détaillant qui peut beaucoup mieux se couvrir. Ceci dit, il me semble impossible d'édicter des règlements en la matière, « petit » et « gros » étant des catégories aussi endogènes que subjectives.
12 De Blogueur Influent - 28/03/2009, 10:08
L'analyse économique se garde de décréter ce qui est de la qualité et ce qui n'en n'est pas et c'est tant mieux pour bien des raisons.
Par contre, dans l'absolu, la qualité est une chose qui existe, de même que l'intégrité artistique. Lutter contre les formats imposés par les détaillants (formats au sens le plus large : dimensions, technique d'impression, thèmes, etc.) est le devoir de l'artiste et une des rares choses qui justifie son existence. Un artiste est là pour créer des choses qui n'existeraient pas sans lui, qui sont inattendues au sens propre.
J'aime beaucoup la science mais il y a quelque chose qui me gène dans l'économie traitée en tant que science (science = pensée critique, distanciation, objectivité), c'est que sa réponse est toujours celle du "c'est comme ça ma bonne dame", du constat, de la résignation. Et même des gens intelligents. Je veux dire : vous ne semblez pas plus bêtes que ça, les uns les autres (je vous traite en lot, ne le prenez pas mal, c'est habituel quand on débarque dans un fil de commentaires en n'y connaissant personne), pourtant vous traitez l'organisation économique avec une forme d'empathie, vous dites : ça ne peut pas se passer autrement puisque c'est logique, puisque c'est le plus court chemin. Personnellement ça ne peut pas me suffire et justement la science me semble servir à dépasser le stade du constat et de la résignation, elle a en commun avec l'art de servir à apporter au monde des objets, une analyse ou des concepts qui ne s'y trouvaient pas précédemment. Comprendre les motivations d'autrui c'est très bien, mais se refuser à les juger me semble dommageable.
Par ailleurs, un point historique, le domaine de la bande dessinée n'est pas une écologie stable où il y aurait des petits poissons dynamiques finalement mangés par des gros paresseux dans un cycle éternel, non, ce dont je parle est un rapt, une histoire qui ne s'étale que sur quinze ans : la micro-édition a chèrement gagné une viabilité économique fragile qui ne fonctionne sans doute qu'en restant à sa taille, et les ersatz créés chez Dargaud et Casterman ne servent pas à gagner de l'argent (motivation décevante mais assez banale pour qu'on n'y prête pas attention), mais bien à occuper des rayonnages au détriment des micro-éditeurs et en profitant de règles de la distribution favorables aux gros. Mais c'est du dumping, car les auteurs "transférés" (enfin pas vraiment car l'exclusivité est devenue rarissime, les auteurs sont libres - mais plus jamais salariés, on en revient à l'analyse de Marx sur le fait que le capitalisme a du abandonner l'esclavagisme non par moralité mais par économie) reçoivent chez les gros éditeurs des avances sur droits qui n'ont pas de rapport avec leurs tirages et avec leur ventes : on déshabille Paul pour déshabiller Paul. Je sais bien que le fait d'occuper la place est une question de survie pour les gros et que le dynamisme et la conquête de nouveaux espaces sont ce qui fait vivre les petits. Mais ici on parle d'autre chose : quelques auteurs en ont eu marre de dessiner des bandes dessinées historiques avec un peu de seins nus (le fonds de commerce de Vécu/Glénat) ou de l'humour à gros nez, ils ont monté des petites structures d'édition (l'Association, Cornélius, le dernier cri, flblb, les taupes de l'espace, les requins marteaux, six pieds sous terre,...) pour écrire ce qui leur plaisait, des histoires différentes de ce qui se faisait jusqu'ici (on a beaucoup parlé d'autobiographie mais ce n'est qu'une toute petite partie de ce que ces petits éditeurs ont amené). Et de fait ils ont radicalement changé quelque chose à un marché qui n'était pas très novateur, ils ont sorti la bande dessinée de son imbécillité morne. Ils n'ont pas inventé la poudre complètement ceci dit, car on trouve les germes (et même les fruits) de cette "nouvelle" bd chez Muñoz, Forest, Pratt, Altan, et bien d'autres. Mais en changeant le rapport de l'éditeur à l'auteur, ils ont permis que des oeuvres se développent alors que l'on peut parier qu'elles n'auraient pu le faire autrement.
Vous connaissez l'histoire de la poule qui trouve un grain de blé et qui veut faire du pain, qui cherche de l'aide pour le planter, pour le soigner, pour cueillir la plante, pour faire la farine et pour faire le pain et à qui le dindon et je ne sais plus quel animal de basse cour refusent toute aide ? L'histoire de la bande dessinée "indépendante" est la même, sauf que quand la poule voudrait dire "je garde le pain pour moi", elle s'aperçoit qu'elle est déjà dans une rôtissoire. Moralité ?
@Antoine T. : l'Association a lutté des années, elle a même été virée des rayons de la fnac pendant une longue période. Le code-barre autocollant est un compromis coûteux pour l'éditeur mais effectivement, ça fonctionne. D'autres éditeurs ne peuvent pas faire la même chose car leur papier est trop fragile pour supporter des autocollants.
13 De Mathieu P. - 28/03/2009, 12:12
En toute honnêteté, je dois dire que votre commentaire confirme assez largement mes intuitions quant à votre position. Intuitions que je détaille ci-après.
La conception du rôle de l'artiste que vous donnez, ayant le devoir de lutter contre les contraintes, m'apparaît comme terriblement localisée à la fois historiquement et géographiquement. Historiquement parce qu'entre l'émergence de l'artiste en tant que tel (un peu avant le début de la Renaissance) et la première moitié du XXe siècle, la conception universelle de l'artiste était celui qui dépassait les contraintes matérielles, de forme et de fond qui lui étaient imposées (présence des donateurs et scène imposée dans les tableaux flamands de la Renaissance, par exemple). Même chez des pères de l'art contemporain comme Picasso, Rothko ou Picabia, il y a une volonté de se confronter à la contrainte pour montrer comment l'intégrer et obtenir un résultat qui semblait inatteignable avec la contrainte. Ce n'est pas à mon sens une attitude de lutte par principe, mais d'identification d'une contrainte précise et de proposition de comment la traiter pour en affaiblir la portée ou la dépasser complètement. Ce qui m'amène à mon second point. Aux États-Unis, les universités proposent des formations artistiques. Au sein de ces formations, l'activité de l'artiste est précisément identifiée comme la combinaison de l'identification de problèmes et la résolution de problèmes (voir à ce sujet le chapitre de Creative Industries de Richard Caves). Plus je suis exposé à l'art contemporain, et plus j'ai l'impression que cette conception de l'artiste en lutte contre « le système » et contre toute contrainte par principe est un programme artistique qui n'a plus cours qu'en France, et qu'on considère ailleurs comme un peu dépassé. Ce n'est bien sûr qu'une impression, mais cela peut contribuer à expliquer les difficultés chroniques du milieu artistique français à traiter convenablement la contrainte économique (en particulier dans son rapport ambigu vis-à-vis des subventions publiques et du succès commercial privé).
Au sujet de l'artiste, un des professeurs de littérature, écrivain lui-même, défendait l'idée selon laquelle le rôle de l'artiste n'est pas de créer, mais de donner une forme (un nom, une image, etc.) à des aspects du réel qui n'étaient pas accessibles avant lui, car n'ayant ni nom ni forme (ce que Zola a fait pour la condition ouvrière au XIXe par exemple). Il avait ainsi beaucoup de réticences quant à la capacité démiurgique de l'artiste (créateur, par opposition à révélateur). Ce n'est, je sais, pas un petit débat, et tout ce qui sépare un Brancusi (qui révèle la forme sous-jacente) d'un Giacometti (qui construit péniblement une forme dans une perspective existentialiste). Pourquoi fais-je ainsi mon cuistre ? Parce qu'en lisant les interventions publiques et les programmes artistiques de beaucoup d'artistes contemporains, j'ai souvent l'impression qu'ils se sont coupés de leur propres histoire et des questionnements longs de leur discipline au profit d'une démarche auto-réflexive de rebond sur les programmes de leurs seuls contemporains.
Concernant l'économie, je crains que vous n'en ayez qu'une vision très biaisée. Il est vrai que plutôt de partir du constat de café de commerce « le monde est mal fait », le réflexe de l'économiste est de penser que les gens savent ce qu'ils font, et donc qu'ils ont des raisons puissantes pour faire les choses d'une certaine manière. Une partie de la tâche est d'identifier ces raisons. Un autre pan de l'économie est de voir s'il ne serait pas possible d'organiser ces relations autrement. L'analyse économique fournit ainsi des outils puissants pour défendre la limitation des comportements de monopole (que vous fustigez d'ailleurs) de la part des entreprises qui abusent de leur pouvoir de marché, des arguments intéressants pour une taxation progressive (et donc contre le bouclier fiscal) ou encore un revenu minimal universel.
Un autre apport de l'économie est de mettre en évidence des contraintes de cohérence minimales dans le comportement des agents. Ainsi, vous affirmez que les grands éditeurs occupent de l'espace, non pour gagner de l'argent, mais pour exclure les petits éditeurs. Là, j'avoue avoir beaucoup de mal à vous suivre : pourquoi diable des entreprises dont vous dénoncez le caractères commercial consentiraient-elles à perdre de l'argent juste pour le plaisir d'évincer des concurrents plus petits ? La seule explication qui tienne la route serait qu'ils feraient cela par crainte de la concurrence que pourraient faire ces « petits » à leurs propres productions rentables. J'ai un peu de mal à croire que les titres de ces petits éditeurs, pour intéressantes qu'elles soient, puissent efficacement concurrencer les pompes à revenus que constituent des séries à succès comme Lanfeust. Ce d'autant plus que la stratégie de diversification des titres et d'offre la plus large possible est une stratégie établie et bien documentée dans l'ensemble des industries culturelles, assez indépendamment du degré de concentration du secteur. Dans un domaine où le succès d'un titre donné est très incertain et où les profits se font sur des événements extrêmes (gros succès), sortir le plus grand nombre possible de titres est pratiquement la seule stratégie possible, quelle que soit la structure et la part de marché des concurrents. Je crains donc que vous ne vous mépreniez sur la stratégie des gros éditeurs, qui essayent seulement de limiter la volatilité de leurs revenus.
Au niveau des relations avec les auteurs, je devez être conscients que vous racontez là une histoire commune à toutes les industries culturelles, et qui s'est produite avec des temporalités différentes suivant les secteurs. Le mouvement de prise d'indépendance des acteurs par rapport aux studios a eu lieu plus tôt dans le cinéma (vers les années 1960, suite à la démolition du studio system par le Paramount Case), un peu plus tard dans l'édition, et très inégalement dans le domaine de la musique enregistrée. Dans ces deux derniers domaines, on retrouve exactement ce que vous décrivez : les artistes débutants et certains des artistes les mieux établis sont indépendants (les seconds par choix, les premiers parce qu'ils n'ont pas encore accédé à un statut suffisant), ceux du milieu trouvant leur intérêt dans des relations (et des revenus) réguliers. Dans ce cadre, Françoise Benhamou (et Caves aussi, d'ailleurs) a bien montré dans L'Économie du Star System comment les systèmes d'avances fonctionnait très largement au bénéfice des artistes qui en bénéficiaient et plutôt au détriment de ceux qui versent lesdites avances. Là encore, y voir un transfert entre artistes constitue probablement une erreur de raisonnement. Il s'agit d'une prime de risque, et donc d'un transfert entre le commanditaire (maison d'édition) et l'artiste, la participation de ce dernier assurant un niveau minimal de ventes.
Pour terminer, ce n'est pas en tant qu'économiste, mais en tant que personne que je voudrais exprimer mon désaccord quant à l'idée que la qualité d'une chose existe. Pour moi, la qualité quand on parle d'art est une quantité hautement subjective, et je dénie à quiconque la capacité à dire ce qui, universellement, est de bonne ou de mauvaise qualité. Ce qui ne m'empêche pas, à titre privé, d'avoir des jugements esthétiques forts et de les argumenter. Mais je me garde bien de penser que tous les autres devraient partager mon avis sur ce point.
14 De Blogueur Influent - 28/03/2009, 18:54
Beaucoup à dire, j'y reviendrai, mais je réagis pour l'instant sur la seule dernière phrase : que la qualité d'une chose existe ne signifie pas que j'aie le droit d'en être seul juge. Les idées à l'emporte-pièce telles que "le jazz n'est pas de la musique" (ou la techno, ou la musique chinoise, ou indienne), "les mangas ne sont pas de la bande dessinée", "la langue x n'est pas adaptée à la littérature", etc., n'ont évidemment comme intérêt que de démontrer la méconnaissance de celui qui les profère ou son incapacité à sortir de son système esthétique figé. En revanche une fois que l'on est capable de comprendre un système esthétique et de voir où se nichent ses qualités, il devient possible d'effectuer des comparaisons. Par exemple de se demander si le dernier Astérix ("les dieux sont tombés sur la tête") vaut un album classique de la série tel que "la Zizanie" ou pas (réponse : non. Je mets au défi quiconque de me dire le contraire avec sérieux). Il existe mille raisons d'avoir tort sur ce qui est bien ou pas, mais ça ne signifie pas pour autant que c'est du fait de ma seule subjectivité que je préfère la peinture de Vermeer à celle de ma tata yvette. Si j'affirme péremptoirement qu'il existe des oeuvres de qualité et d'autres qui ne le sont pas, ce n'est pas en mettant toutes les oeuvres sur une échelle (où il existerait la pire oeuvre du monde et la meilleure), chaque artiste a son univers parallèle aux autres, qui appartient à une famille artistique, à une époque, et le "récepteur" de l'oeuvre - nous - dispose lui-même d'un vocabulaire esthétique propre qui lui permet d'appréhender plus ou moins correctement l'oeuvre. On peut trouver "subjectif" le regard du spectateur ou celui du producteur de l'oeuvre, mais il y a une donnée qui n'est pas subjective du tout, c'est le plaisir ou l'intérêt du spectateur. L'évolution nous a amené à connaître le plaisir sensuel, esthétique ou intellectuel dans divers cas qui servent directement ou indirectement à notre survie (sexualité, nourriture, etc.). Même si ce qui les cause peut varier, être sujette à malentendus (le fétichisme des bottes en cuir a peu de rapport avec la survie des gènes) ou être "piratée" (par la communication publicitaire mais aussi à mon avis par l'art justement), ces stimulations ou ces plaisirs existent, et connaissent des variations qualitatives qui permettent de dire qu'il existe, en tout, du meilleur et du pire. Ce n'est pas par pur snobisme que l'on mange à la tour d'argent avec plus de plaisir qu'à un restau universitaire.
15 De Blogueur Influent - 28/03/2009, 23:38
Je connais assez bien l'histoire du concept de l'artiste et je sais que la distinction entre l'artisan (qui répète) et l'artiste (qui crée) est récente. J'ai envie de dire : et alors ? La figure du scientifique ou plus encore celle de l'économiste sont bien récentes aussi. Ceci dit, la lutte contre la contrainte n'est pas à mon avis le but de l'artiste, c'est ce qu'il est mécaniquement amené à faire en poursuivant son but (amener de nouvelles choses, développer quelque chose qui ne serait pas là sans lui). Mais que ce soit clair : ce n'est pas une question "romantique" ou "romanesque" pour moi, c'est juste qu'en tant que consommateur d'art, je ne trouve pas grande satisfaction dans les oeuvres qui ne contiennent pas d'invention (ou d'apparence d'invention, ou simplement de personnalité, je n'ai pas trop de naïveté vis à vis de la création, il me semble par définition qu'on ne peut inventer véritablement que par hasard ou par erreur).
Sur l'économie : analyser froidement les motivations et les contraintes des acteurs d'une économie est à mon avis ce qui fait de l'économie une science. Mais c'est aussi un domaine qui influence directement son objet d'étude (au point que l'économie ignorait qu'elle existait avant d'être nommée, non ?) et où, plus que n'importe où, la réalité est créée de manière performative par ceux qui prétendent l'analyser. Sans dire que l'analyse économique est en soi une prise de position (c'est vrai, sans doute, mais le problème n'a pas de solution), l'argument d'autorité fonctionne ici à bloc et de manière surnaturelle : si Einstein décrit une particule, sa parole n'aura aucune influence sur la réalité de cette particule. En revanche la parole d'un spécialiste de l'économie , d'un expert, a un impact véritable sur son sujet. C'est ce qui rendra toujours ce système suspect à mon sens.
16 De JB - 28/03/2009, 23:38
"À cet égard, les Fnac font un bien meilleur travail que les petits libraires, pour de simples raisons de taille de rayonnages disponibles." Voilà le genre de trucs qu'on peut lire sur le Net et qui me dégoûtent tous les jours un peu plus du Net. Des acéphales écrivant pour des abrutis.
Pauvre débile. Trouves-moi un Éloge de l'ombre (de Tanizaki, édité au POF), les anciennes production du Cheyne éditeur (poèsie) ou de Fremok, les premiers numéros de Lapin (mensuel de l'Association) à la Fnac. Tu ne peux pas. TU NE PEUX PAS. Pas possible. Chez un indépendant oui (ce sont des exemples vécus). Au fait, le livre augmente en moyenne moins en France qu'en Angleterre où le prix est libre. Et je ne parle pas des USA qui ont un état des lieux catastrophique : en dehors des best-sellers, les prix sont beaucoup trop élevés.
Conclusion : le lecteur gagne au prix unique, je gagne au prix unique, tu gagnes au prix unique. Va acheter la Krisis de Husserl au USA : en moyenne 24 dollars contre 15 euros en France. Peut-être que le Da Vinci Code est moins cher aux States. Mais pas Deleuze, pas Husserl, pas Bernanos.
C.Q.F.D.
17 De Blogueur Influent - 29/03/2009, 01:13
@JB: je ne peux pas être d'accord sur la forme, mais sur le fond, évidemment. En contrepoint, il faut tout de même signaler qu'il existe de mauvais libraires indépendants, d'une part, et qu'il existe aussi des "gros" chez qui on trouve tout... sur Internet.
18 De Blogueur Influent - 29/03/2009, 18:00
@Mathieu P. : en ligne on trouve vraiment tout (enfin tout ce qui est dans les bases de données d'ISBN), mais on ne peut pas facilement découvrir l'existence de tous les livres, ni les feuilleter, malgré les efforts faits par Amazon (et si mal compris par les éditeurs français qui font tout pour détourner les "commentaires" et pour interdire les "look inside"). Donc comme vous dites, il faut savoir ce qu'on veut, exactement. Des libraires comme Le Monte en l'air, Super Héros ou le regard moderne apportent un service incomparable en terme de découverte.
Sur la question de "taxer les plus pauvres", je pense que le fait qu'un livre coûte deux euros de plus en permettant à toute la chaîne de vivre est une bonne affaire pour tous. De toute façon les pauvres ne lisent pas, ils claquent leur argent en frites.
19 De Blogueur Influent - 29/03/2009, 18:08
à propos des réponses plus haut (que je n'avais pas vues désolé), intéressant, globalement.
Sur le protectionnisme : il existe toujours un degré de protectionnisme, non ? Et lorsqu'il n'y en a officiellement pas, il en existe souvent d'autres cachés. L'économie de l'ancien régime avait sûrement ses avantages : professions verrouillées et réglementés, privilèges de ci et de ça... C'était une prison et une protection. Je ne sais pas si c'était une bonne affaire pour le plus grand nombre, mais de toute façon on n'y reviendra pas. Cela permettait tout de même une stabilité de la vie économique (hors des très fréquentes guerres - ceci dit les pires guerres de l'histoire sont celles de l'ère industrielle), on n'avait pas encore inventé le dogme de la croissance - grossir ou mourir.
Débat du jour : www.arhv.lhivic.org/index...
20 De Mathieu P. - 29/03/2009, 18:45
Concernant le protectionnisme, il existe de multiples manières d'en faire... aussi mauvaises (pour les gens du pays concerné et pour leurs partenaires) les unes que les autres. Par ailleurs, le lien que vous donnez est un magnifique exemple des personnes dont je parlais plus haut : Sapir est représentatif des gens qui s'intitulent « économistes » sans avoir de formation digne de ce nom, et qui habillent de beaucoup de rhétorique creuse et pseudo-économique un déballage de préjugés. Un bon conseil : ne le lisez pas. Le texte que vous liez ne mérite même pas à mon avis un commentaire, tant le rapport signal/bruit y est faible. Ne lisez d'ailleurs pas plus les articles de ses contradicteurs, qui ne valent pas mieux.
Un dernier point : la stabilité économique de l'Ancien Régime n'en était pas une. Tous les sept ans en moyenne, famine ou disette emportait une partie non-négligeable de la population. Pour plus importantes qu'elles soient en valeur absolue, les fluctuations économiques contemporaines sont très, très nettement moins coûteuses en termes humains. C'est sans doute cela la principale vertu de la croissance économique : on n'a pas trouvé mieux pour améliorer durablement le sort des plus mal lotis.
21 De Blogueur Influent - 29/03/2009, 19:06
La page en question n'est pas celle d'un économiste mais celle d'un spécialiste de l'image qui ne présente pas exposer son opinion à un autre titre que personnel.
Sur l'ancien régime : ça se tient, un régime "stable" a le défaut de manquer de souplesse. Mais dans notre système "souple", qui profite sinon le profit lui-même ? De plus notre économie est d'une complexité réglementaire qui me semble terrifiante mais c'est peut-être que je n'ai pas la tournure d'esprit qui convient. Reste que je ne vois personne (la Norvège, la Suisse et le Luxembourg, peut-être ?) chercher à établir une prospérité qui soit à la hauteur des découvertes scientifiques et de la capacité de production dont nous disposons à présent. C'est un peu décevant.
22 De Mathieu P. - 29/03/2009, 21:11
À qui profite notre système ? Mais à vous et à moi, qui ne serions sans doute pas en mesure d'exercer des activités que nous aimons dans la plupart des autres systèmes. Et aussi à la masse de gens qui sont en l'espace d'un demi-siècle passés de la misère la plus noire à une relative aisance. Il reste bien sûr un milliard de personnes dans une extrême pauvreté, mais le fait est que deux autres milliards s'en sont sortis.
Sur la seconde remarque, il est vrai que l'heure n'est plus guère aux utopies sociales, celles du siècle passé ayant montré leurs limites. À titre personnel, je regrette cette absence de personnes portant des projets de société ambitieux qui ne soient ni une nostalgie du « bon vieux temps » (entendre celui où ils faisaient partie des classes favorisées) ni une dystopie réaco-technocratique. L'économie pourrait alors fournir une utile boîte à outils.
23 De Mathieu P. - 01/04/2009, 17:52
Au sujet des codes-barre : j'ai lu depuis le texte que l'Association fournit avec ses codes-barre. C'est amusant, mais quand on a vu ce genre de choses, on se dit que ces éditeurs et les artistes qu'ils éditent manquent quelque peu d'imagination (ce qui rejoint d'ailleurs ce que je disais sur la capacité à surmonter la contrainte plutôt qu'à la refuser par principe).
24 De Moggio - 07/04/2009, 19:01
Pour donner une petite suite à mon commentaire-anecdote du 24 mars ci-dessus, je suis tombé aujourd'hui sur une photographie dans le petit livre illustré sorti il y a peu de Maryvonne de Saint-Pulgent intitulé "Culture et Communication : Les missions d'un grand ministère", un ouvrage plutôt élogieux retraçant cinquante années d'histoire du ministère de la Culture et de la Communication. À la page 81 du livre, on trouve la photographie d'un sac de type "papier kraft recyclé" très ressemblant à celui que j'ai vu le 24 mars dernier. En revanche, le message inscrit dessus est cette fois : "Le prix du livre est unique. Mon libraire aussi !". Et le dessin est différent aussi : il représente cette fois un bonhomme couronné à la bouche ouverte tenant au-dessus de sa tête à bout de bras un grand livre et ayant inscrit au niveau de la ceinture le titre "superlibraire". D'après la table des illustrations de l'ouvrage, il s'agit d'un "[s]ac distribué par la librairie Ryst, à Cherbourg."
25 De Blogueur Influent - 17/04/2009, 00:46
Et au fait, comment se fait-il que le marché du livre se porte si bien en France alors que ce pays subit le joug implacable de la régulation du prix du vente des livres ?
26 De Mathieu P. - 18/04/2009, 10:24
Pour faire court : la régulation du prix de vente des livres en France (et dans tous les pays de prix unique) conduit à un renchérissement des meilleures ventes et une réduction du prix des titres confidentiels par rapport à un régime de prix libre. L'impact immédiat sur le marché du livre est donc réduit, sauf si on considère l'effet redistributif (les achats des ménages modestes subventionnent ceux des gros lecteurs, généralement bien plus aisés). Il conduit également à fournir des rentes conséquentes aux grandes surfaces généralistes ou culturelles.
Les problèmes liés à cette régulation sont plus insidieux, et nuisent plus au côté offre du marché, à commencer par les libraires eux-mêmes, qu'aux lecteurs.
Ceci dit, on peut se poser la question de savoir si le marché du livre se porte aussi bien en France qu'on veut bien le dire. Ce n'est pas exactement clair : la concentration des ventes sur un petit nombre de titres n'est pas qualitativement différente de ce qui se passe ailleurs. En termes de nombre de titres édités par habitants, on est très loin devant certains pays comme les États-Unis, mais loin derrière d'autres, comme les pays nordiques. En termes de consommation, il en va de même si on considère le nombre de livre achetés par habitant (et pas le nombre de livre déclarés lus, mesure affectée de biais chroniques de sur-déclaration). Tout cela est évidemment lié à des questions de dynamisme culturel et de rapport au livre (ainsi, au Japon, il existe un marché du livre "jetable", éditions en petits formats et à très bon marché de textes que les gens lisent dans les transports en commun, conduisant à des volumes de ventes importants). Quand on fait des comparaisons internationales, la France ne semble se distinguer qu'en termes de taux de marge dans le secteur de l'édition, parmi les plus élevés, ce qui n'est en général pas un signe de très bonne santé du marché (trop peu de concurrence, conduisant à des rentes de situation et des prix élevés). Après, il faut rentrer dans le détail de la chaine pour voir à qui profite cette situation.
27 De Moggio - 18/04/2009, 16:18
Pour reprendre un des critères de Mathieu P. , j'ai entendu récemment un chercheur d'une université parisienne spécialiste de l'édition réagir négativement à un propos de Bruno Patino -- selon lequel, si l'on a en France une telle production de livres, c'est grâce à la loi sur le prix unique du livre -- en m'expliquant qu'il existe des pays sans une telle loi et avec une production de livres par habitant plus élevée qu'en France.
J'imagine qu'en fonction du critère retenu, on peut plus ou moins toujours "montrer" qu'une industrie se porte "bien" ou "mal". L'un dira que, selon X, ça va mal et l'autre discréditera X et avancera Y pour "montrer" que ça va bien, et bien sûr Y n'est pas du goût du premier observateur, etc., etc. (À ce sujet, quel est ou quels sont les critères retenus par l'économiste pour affirmer solidement que, disons, une industrie "se porte bien" ?) Sinon, pour une autre industrie culturelle, celle des enregistrements sonores, je faisais observer l'autre jour à une personne travaillant à l'Observatoire de la musique que, malgré l'importance et la diversité des aides publiques et parapubliques accordées en France à cette industrie (pour quelques éléments, voir crd.irma.asso.fr/article.... ), l'industrie française du disque semble subir avec la même force les effets (temporairement ?) négatifs produits par la "révolution numérique", par rapport à d'autres industries du disque dans d'autres pays développés sans de telles aides. Si l'industrie du livre en France venait à connaître les mêmes effets sous la même révolution (peut-être est-ce déjà enclenché ?), la loi du prix unique du livre protégerait-elle mieux l'industrie française que les industries du livre à l'étranger sans prix unique du livre ? Peut-être pas nécessairement si ce dernier a protégé pendant des années "un peu trop" de la concurrence certains acteurs de la chaîne, en ne les incitant pas à "innover" ou à autant "innover" que ceux sans prix unique du livre dans d'autres pays ? (Je pose la question, sans être bien sûr d'avoir raison...) À ce sujet, notez qu'une nouvelle aide à l'industrie du livre, le label "librairie indépendante de référence", vient tout juste d'être mise en place en France au bénéfice de la corporation de certains libraires dont le comportement est jugé suffisamment "vertueux" par le législateur pour bénéficier d'exonérations fiscales et d'aides, à la suite du rapport (indépendant ?) d'Antoine Gallimard de septembre 2007 sur la librairie dite indépendante pour le ministère de la Culture et de la Communication (vous vous souvenez du buzz pas très favorable lorsqu'a été confié par le même ministère au patron de la Fnac un rapport sur le "développement et la protection des oeuvres culturelles sur les nouveaux réseaux" ? un même buzz pour le rapport Gallimard ?). D'après Le Figaro littéraire de jeudi, il s'agit "d'enrayer la diminution du nombre de libraires depuis dix ans en les aidant à augmenter un peu leur rentabilité". Les aider à être plus rentables en faisant porter à la collectivité des contribuables le coût de ces avantages fiscaux dont ils bénéficieront semble donc avoir été jugé utile à l'intérêt général. La librairie Amazon.fr et les librairies Fnac pourront-elles bénéficier d'un tel label ? Pourquoi suis-je tenté d'écrire que ce ne sera pas le cas ?! ;-) En même temps, l'avenir me prouvera peut-être que j'avais tort de penser cela...
Pour revenir à la question "se porte bien ou pas", notez aussi que la dernière édition (2007) du livre de François Rouet sur l'industrie du livre à la Documentation française (il est un spécialiste du sujet en France, mais son analyse économique de la loi Lang est, disons, particulière ou plutôt assez différente de celle qu'a pu proposer l'hôte de ces lieux) parle encore de "crise". Ainsi, son dernier chapitre s'intitule "Par-delà la crise, le livre en question".
Pour finir, mon infime connaissance anecdotique des milieux culturels français (c'est peut-être vrai ailleurs aussi ?) m'a conduit à observer qu'il est assez souvent dit par les acteurs culturels que, quel que soit le moment, "leur" secteur est toujours ou encore en crise. On a beau leur faire remarquer qu'il semble qu'il n'y ait jamais eu autant, et dans une telle diversité, de livres, de bandes dessinées, d'enregistrements sonores, de jeux vidéo, de films, de programmes audiovisuels, de spectacles de toutes sortes, de musées, de sites patrimoniaux visitables, d'oeuvres plastiques visibles, etc., etc. qu'aujourd'hui, rien à faire : "C'est la crise ! (Et il serait heureux que les pouvoirs publics nous aident davantage.)" Pourquoi ce refus de prendre un tout petit peu de recul ? Par aveuglement idéologique ? Par simple calcul intéressé ? Je n'en sais rien...
28 De Mathieu P. - 20/04/2009, 22:56
Très rapidement, un lien vers le rapport Gallimard 2007 et mon avis rapide sur la question : j'ai un peu de mal à appréhender le lien de principe qui semble être fait entre des critères qui sont essentiellement des critères de taille d'une entreprise et le caractère plus ou moins culturellement utile de sa politique commerciale. Le rapport attribue sans justification une vertu particulière aux libraires "indépendants" en termes de médiation culturelle. Une Fnac invitant un auteur fait-elle de la moins bonne médiation culturele que quand c'est la librairie voisine qui le fait ? J'avoue en douter un peu. En tout état de cause, ce genre de mesure a tendance à créer des effets de seuil qui sont rarement sans effets néfastes à moyen terme. Dans les critères retenus par exemple, l'obligation d'une forte spécialisation dans les livres (75 % du chiffre d'affaires) peut engager durablement la librairie dans une voie sans issue si l'avenir est à la convergence de supports électroniques utilisés sur les plates-formes communes. On peut penser (c'est d'ailleurs en partie ce sur quoi je travaille en ce moment) à des mécanismes incitatifs qui fourniraient à tous les détaillants, et pas seulement à certains, des récompenses à exercer l'activité pionnière des libraires ou inversement à conserver un fonds large.
Sur le thème de la crise, c'est effectivement un terme récurrent depuis si longtemps que plus personne ne se souvient de quand la culture n'était pas en crise en France. Il me semble que F. Benhamou démonte assez bien comment l'emploi de ce terme recouvre une multitude de demandes d'adaptation du cadre règlementaire habituel en faveur de différents acteurs, et ce dans des sens parfois diamétralement opposés. L'idée d'un état de crise, n'est, en fin de compte, que le terme mis en France sur le fait que le secteur culturel est dominé par des phénomènes d'incertitude assez important, et sur la tentation de faire porter ce risque sur la collectivité plutôt que sur des mécanismes d'assurance privés utilisés ailleurs.
29 De Moggio - 21/04/2009, 13:58
@Mathieu P. :
D'accord avec vous sur l'idée pas aisée à saisir, donc a priori suspecte, qu'il y a un lien entre la plus ou moins grande taille d'une entreprise culturelle et le caractère plus ou moins culturel de son activité commerciale (idée d'ailleurs observée dans d'autres secteurs culturels que celui du livre).
D'accord aussi avec vos doutes quant à la moindre qualité qu'aurait l'animation culturelle proposée par une Fnac.
Sur les effets de seuil, SI vous avez un peu de temps, que voulez-vous dire exactement ? D'avance, merci.
Pour information, l'article du Figaro littéraire (www.lefigaro.fr/livres/20... ) distingue les différents critères d'attribution du prochain label "LIR" : "réaliser au moins 50 % du chiffre d'affaires avec la vente de livres neufs au détail" ; "proposer une offre diversifiée, c'est-à-dire vendre des romans de toutes sortes et de tous genres, et pas seulement les best-sellers" ; "mettre en valeur la création littéraire contemporaine à travers le choix des ouvrages, afin d'aider la littérature exigeante, les jeunes auteurs et les petites maisons d'édition" et "proposer des animations culturelles". On aura noté que le dernier critère permet apparemment l'exclusion d'Amazon.fr (le premier aussi peut-être ?), que le deuxième permet a priori d'exclure les grandes surfaces alimentaires, que le troisième mériterait d'être précisé par le journaliste (la "littérature exigeante", c'est quoi ?). À lire, sur le site du CNL (www.centrenationaldulivre... ), les conditions à remplir et les entreprises éligibles au prochain label "LIR", on se demande si les librairies Fnac et les grandes surfaces spécialisées seront exclues du dispositif, et on pense au supplément bureaucratique coûteux en diverses ressources à mettre en place pour contrôler ce nouveau dispositif, à la manière dont sera constituée la commission du CNL et à qui en fera partie.
Sur le thème de la crise (permanente), là encore, je partage votre avis. Sur le pessimisme culturel, Tyler Cowen expliquait, dans le dernier chapitre de son In Praise of Commercial Culture de 1998, les bénéfices économiques, émotionnels et intellectuels à se faire connaître comme pessimiste culturel.
30 De Mathieu P. - 24/04/2009, 11:57
Je profite de la discussion ci-dessus pour attirer l'attention sur ce billet. On parle du livre comme d'un secteur « sinistré », et de manière plus intéressante de la mise au jour des conflits d'intérêt entre libraires et éditeurs.
31 De Moggio - 16/09/2009, 22:41
Sur le sujet indirect de ce billet d'il y a plusieurs mois (le prix unique du livre en France (loi Lang)), ici (www.rue89.com/en-pleine-c... ) un billet de l'économiste Françoise Benhamou, de février 2008. (J'ai découvert, ou plutôt j'avais oublié, qu'elle avait un blog sur Rue89 qu'elle enrichit, plus ou moins, chaque semaine apparemment.) Bien sûr, votre avis m'intéresse, si vous avez un peu de temps (;-)). D'avance, merci.
32 De Mathieu P. - 17/09/2009, 16:28
Je ne suis pas sûr qu'il y ait grand-chose à dire de particulier sur ce billet : ce sont les arguments qu'on trouve dans Rouet (Le Livre, Mutations d'une industrie culturelle) sur l'importance qu'auraient les libraires, sur leur fragilité et sur la désirabilité d'une subvention des livres à faibles ventes (baptisés « difficiles ») par les livres à fortes ventes. Tous arguments qui peuvent être vrais, ou pas, mais qui semblent considérés en France comme des articles de foi.
33 De Moggio - 17/09/2009, 17:52
Votre expression "articles de foi" est bien choisie.
34 De Moggio - 10/10/2009, 13:58
Pour information, suite du rapport Gaymard au ministère concerné (l'éditeur Gallimard publie le livre "Pour le livre" de Hervé Gaymard tiré du rapport officiel pour le ministère de la Culture et de la Communication) : www.culture.gouv.fr/mcc/A... (sa médiatisation dans Les Échos du 1er octobre : www.lesechos.fr/info/comm... ). D'après le site ministériel, la loi Lang visait à limiter "la concurrence sur le prix de vente du livre afin de protéger le métier de libraire, de soutenir la diversité de la création et de favoriser la lecture" (il n'est malheureusement pas expliqué comment le fait de limiter la concurrence vient soutenir la diversité créatrice et favoriser la lecture). En outre, une "large consultation des professionnels du secteur en France et dans 24 pays a permis de mettre en évidence les effets bénéfiques de" la loi Lang (quels effets bénéfiques ? pour qui ? ça n'est malheureusement pas précisé non plus ; bien sûr, des éléments de réponse se trouvent vraisemblablement dans le livre en question (que je n'ai pas lu)). Le site ministériel rappelle enfin que les vingt-quatre membres du Conseil du livre installé fin juin 2008 ("organe interprofessionnel et interministériel") "ont notamment débattu des suites à donner à plusieurs décisions contentieuses et initiatives parlementaires, visant à remettre en cause la loi du 10 août 1981 sur le prix unique du livre" (d'où la mission confiée à Hervé Gaymard).
35 De Moggio - 24/09/2010, 19:29
Après le sac de type "papier kraft recyclé" (voir plus haut commentaires 8 et 24), nouvelle tranche de vie parisienne ce soir dans le RER : mon voisin d'en face tenait à la main un sac plastique bleu et blanc de format A4 sur lequel était écrit des deux côtés de l'anse : "Puisque le livre est au même prix partout..." / "...allez plutôt chez votre libraire !"