Axiomes

Avant de commencer, je pars de la base suivante :

  1. Les pertes liées au piratage en ligne sont très inférieures aux chiffres utilisés dans la communication en faveur de cette loi, qui ne sont que de grossières extrapolations.
  2. L'efficacité potentielle de la loi est à peu près nulle, à la fois pour des raisons techniques (voir ici) et juridiques (voir )
  3. Des ressources importantes de lobbyisme sont déployées pour faire passer une loi qui est a priori peu populaire.

Je ne discuterai pas ces prémisses, que je tiens pour acquis. Ma question est de savoir quel est l'intérêt attendu des ressources investies en lobbyisme.

Le coupable n'est pas...

...les fournisseurs d'accès. Il est certain que l'accès à un grand nombre de contenus, légaux ou illégaux, augmente, ne serait-ce que marginalement, la propension à payer des abonnés (voir Bakos, Y. & Brynjolfsson, E. "Bundling and Competition on the Internet: Aggregation Strategies for Information Goods", Marketing Science, 2000). Ceci dit, le prix de l'abonnement étant rigide et les coûts de passer d'un FAI à un autre important, on peut s'attendre à ce que cet effet ne joue que sur les nouveaux abonnements. Je ne sais pas quel est le rythme de ces derniers, mais entre la couverture ancienne de la majorité de la population par l'ADSL et les lenteurs du déploiement de la fibre optique, mon impression est que ce segment n'intervient que marginalement dans les profits des FAI. Ce qui expliquerait la relative apathie de ces entreprises sur le sujet.

Les suspects désignés

Il s'agit naturellement des éditeurs de contenus, maisons de disques et maisons de production (qui se sont rendu compte que les films allaient suivre le même chemin que la musique). Comme les lecteurs de ce blog le savent, je ne les vois pas sous les traits rapaces que trop se plaisent à leur donner. Ce sont des entreprises comme les autres, soucieuses de leur profit. Alors, comment expliquer qu'elles dépensent autant de ressources pour une loi qui semble si peu prometteuse pour eux ? On ne peut certes pas exclure totalement une forme d'aveuglement de leur part sur l'ampleur (exagérée) et les conséquences réelles (surestimées) du téléchargement illégal. On peut aussi penser qu'il s'agit de leur part d'un sentiment de dernière chance. De nombreuses maisons de disque sont de petites structures, qui peines à convaincre leurs investisseurs. En ces temps de vaches maigres, une amélioration des profits, fût-elle faible et temporaire, est un répis gagné pour ces maisons, peut-être le temps nécessaires pour sortir un succès qui les mettrait quelques temps en sécurité, piratage ou pas, et, rêvons de trouver un nouveau business model. La situation est similaire du côté des grandes maisons. Rachetées par des groupes beaucoup plus grands encore, aux activités multiples, elles sont en concurrence avec les autres branches de ces groupes pour les ressources nécessaires aux nouvraux projets. Achetées dans l'euphorie de la croyance en d'hypothétiques synergies, habitées à des taux de croissance de marché émergent à la faveur du remplacement des vinyles par les disques compacts, les Majors n'ont pas mieux vu venir le passage à un marché mature. Pour elles aussi, une embellie transitoire serait la bienvenue.

Dans un cas comme dans l'autre, les éditeurs de contenu sont dans la position des propriétaires d'esclaves américains décrits par Tocqueville : ils savent pertinement que le modèle sur lequel leur activité est assise est condamné à plus ou moins brève échéance, mais ils ne voient pour l'instant rien d'autre que d'essayer de le faire tenir le plus longtemps possible, par tous les moyens, mêmes légaux.

Les complices

Au premier rangs des complices de ce qui ne pourrait être une pantalonnade si des atteintes importantes au droit et à la vie privée n'étaient pas en jeu, on trouve les hommes politiques. Ils ont manifestement trouvé avec cette question un terrain où faire beaucoup de bruit avec la quasi-certitude que tout cela sera rapidement oublié, donc sans risque que cela devienne un boulet à traîner.

Peut-être plus étonnant est le positionnement des artistes et du ministère de la culture. Pour les premiers, il y a certainement une bonne part de méconnaissance du fonctionnement économique des marchés en question, méconnaissance d'autant plus explicables que leur information en la matière vient essentiellement des maisons de production elles-mêmes, peu soucieuses de souligner le conflit d'intérêt pouvant exister entre l'artiste (qui a intérêt à être connu) et elles (qui ont intérêt à vendre, éventuellement au détriment d'une diffusion large de l'œuvre). Il y a sans doute aussi dans leur attitude une gêne face à une conséquence inenvisagée de leur argumentaire favori. Depuis plus de trente ans, nous raconte Françoise Benhamou dans Les Dérèglements de l'exception culturelle, les artistes justifient leurs demandes de subventions publiques par l'argument que « la culture n'a pas de prix » (donc il faut nous subventionner, puisque ce que nous produisons vaut plus que n'importe quoi d'autre. L'ennui, c'est que la culture de la gratuité qu'ils dénoncent à l'envie peut procéder apparemment du même argument : si la culture n'a pas de prix, alors elle doit être gratuite. Si la première utilisation de l'argument mettait en évidence le problème des coûts fixe et l'importance de la culture, le second repose symmétriquement sur la faiblesse des coûts marginaux et l'importance de la culture.

Les artistes se trouvent en quelque sorte pris dans un piège qu'ils ont puissamment contribué à créer, en refusant pour certains de s'interroger sur le soubassement économique du financement de leur activité. Pris de court, ils ne trouvent en outre aucun repère parmi les intellectuels français, en général aussi à l'aise avec le fonctionnement de l'informatique qu'une vache sur un vélo (non, avoir un blog ne suffit pas à avoir une bonne idée de comment fonctionne un ordinateur en réseau, Assouline en est la preuve). Ils faisaient confiance à des intermédiaires qui n'ont pas vu venir els conséquences des changements technologiques.

Un chapitre de plus à écrire ?

À ce stade, je me demande si la loi HADOPI ainsi que la loi DADVSI ne constitueront pas dans quelques temps le socle d'un chapitre supplémentaire à ajouter aux Dérèglements, comme une nouvelle figure du discours de l'exception culturelle qui se heurte de plus en plus aux conséquences profondes des particularismes qu'elle a contribué à entretenir.