La longue traîne

En quelques mots, la longue traîne fait référence à des formes particulières de distribution telles qu'un petit nombre d'événements sont très fréquents, tandis qu'un grand nombre le sont peu mais qu'au total, les événements individuellement les moins fréquents représentent une part importante des événements réalisés. Dans le cas des biens culturels, c'est ce qui se passe quand quelques titres font des ventes importantes (les blockbusters), mais que les titres ne faisant pas de grosses ventes représentent quand même la majorité des exemplaires vendus.

L'idée de Chris Anderson est que la dématérialisation des contenu permet un accès plus facile aux biens de la « longue traîne », qui ne se trouvent plus exclus des rayonnages (matériels) faute de place. Il imagine ainsi que cela permettrait de donner accès à l'ensemble des biens de la longue traîne, qui trouveraient ainsi plus facilement leur public. La conséquence directe de cette idée est donc que la dématérialisation des biens culturels devrait conduire à une diversification importante des biens consommés.

Étant donné le succès du concept (pourtant, ou parce que, fort flou) de diversité culturelle, l'hypothèse de Chris Anderson a connu un grand succès dans les milieux culturels, qui y voyaient l'antidote d'un star system qui concentre succès et rémunérations sur un faible nombre de biens (voir l'ouvrage éponyme de F. Benhamou pour une description de ce système, et De Vany 2004 pour des éléments empiriques). Apparemment, les économistes sont restés plus sceptiques : le nom de C. Anderson n'apparaît même pas (sauf erreur de ma part) dans l'index des auteurs du Handbook of the Economics of Arts and Culture. L'absence de définition utilisable du concept de diversité culturelle et l'aporie des modèles existant de diversité expliquent sans doute ce manque d'intérêt.

Une hypothèse testable

En tout état de cause, la longue traîne constitue une hypothèse testable empiriquement : est-ce que la somme des « petites » ventes a augmenté avec l'arrivée de la distribution en ligne de biens culturels ? C'est précisément ce test que réalisent F. Benhamou et P.-J. Benghozi dans le cas de la musique enregistrée et de la vidéo en France. Ils observent ainsi un effet d'épaississement de la traîne, mais également un accroissement des très fortes ventes, au détriment des ventes moyennes : la distribution des ventes est plus pentue et avec une queue plus épaisse. En d'autres termes, cela signifie que les gros succès moins nombreux mais plus importants, tandis que les produits marginaux rencontre une demande un peu plus importante. Toutefois, l'extrémité de la queue de distribution reste assez plate : l'article reprend le constat d'une plate-forme de musique en ligne selon laquelle la moitié des titres de son catalogue ne sont jamais téléchargés.

Quelque part, ce résultat n'est pas très étonnant : l'effet de longue traîne ne va pas apparaître du jour au lendemain, et les habitudes d'achat ont la vie dure. Ainsi, les auteurs remarquent que les achats de Noël profitent de manière encore plus disproportionnée que d'habitude aux gros succès. Les auteurs remarquent également que le business model des principaux acteurs reste orienté sur les gros succès, et peu sur la traîne, qui demande un certain travail d'agrégation d'informations pour trouver sa demande.

Et qu'en dit la théorie ?

Au-delà de cette étude empirique, est-ce que la théorie économique dit quelque chose sur ce type de phénomènes ? Une chose est sûre, les dynamiques de bouche-à-oreille qui font le succès des biens culturels sont actuellement sous-étudiés. Ce n'est pas un hasard si l'article Beck, 2006 soit cité alors même qu'il n'a pas encore été publié dans une revue. Cependant, la littérature existante fournit quelques intuitions qui devraient permettre d'évaluer l'hypothèse de longue traîne de manière plus complète.

Agrégation de faibles ventes

En premier lieu, on sait que l'agrégation d'une liste de titres à faibles ventes à un catalogues comprenant déjà quelques succès permet d'augmenter la propension à payer des consommateurs, et qu'une diversification mesurée du panier proposé permet d'augmenter les profits tirés de l'ensemble (référence : Bakos et Brynjolsson, 2000). Une concurrence entre plates-formes à paiement forfaitaire (sur le modèle des portails) aurait ainsi pour conséquence d'augmenter le nombre de biens disponibles dans les paniers, puisque la numérisation permet d'ajouter des biens supplémentaires pour des coûts très faibles (d'autant plus faibles, d'ailleurs, que des morceaux jamais téléchargés ne prennent que de la place disque, ce qui est très peu cher actuellement). De ce fait, l'apparition de longue traînes dans l'offre (mais pas dans la demande, voir plus bas) semble accréditer l'idée que la numérisation permet effectivement à plus d'œuvres d'accéder au marché. La question est alors de savoir si la concentration des ventes tient à des problèmes d'information et de réputation, ou à des qualités intrinsèques des biens. Si la première hypothèse est vraie, des phénomènes de longue traîne pourraient advenir également au niveau de la demande. Si c'est la seconde en revanche, on ne devrait pas observer de baisse significative de concentration de sa consommation.

Information et faibles ventes

Évidemment, le débat ci-dessus est tout sauf facile à trancher, sauf à considérer selon une logique un peu circulaire que le nombre de ventes est le meilleur indicateur de la qualité intrinsèque d'un produit. Pour sortir de cette ornière, il faut sans doute s'interroger un peu plus précisément sur pourquoi, en supposant que les différences intrinsèques sont faibles, l'immense majorité des biens proposés ne rencontrent pas de demande ou une demande très faible.

Pour acheter un bien culturel, il faut commencer par savoir qu'il existe. Les auteurs de l'étude soulignent le rôle que pourraient jouer à cet égard les mécanismes de recommandation, à base de contenu généré par les utilisateurs (recommandations directes) ou d'analyses de base de données (ceux qui ont acheté cet ouvrage ont aussi acheté...). Si je pense que ces mécanismes devraient, quand ils seront sortis de leur marginalité actuelle, augmenter la part des titres moyens, je suis assez sceptique quant à leur capacité à générer de vrais phénomènes de longue traîne. Il y a en effet un problème d'initialisation : tant que personne n'a acheté un titre, ce dernier n'entre pas dans ces réseaux de recommandations, et reste à zéro.

Donc ?

Au final, cette étude a le mérite de faire un peu retomber le soufflé de la longue traîne, qui avait sans doute par trop gonflé les espoirs de ceux qui font de la diversité culturelle une valeur en soi, sans s'interroger sur son contenu ni sur la diversité des biens effectivement consommés. Elle remet au centre les problèmes d'information qui caractérisent les marchés culturels, et qui fondent l'existence même des éditeurs et des plates-formes qui effectuent un tri dans cette offre.

Remarque : je ne suis décidément pas très en forme aujourd'hui, et m'excuse par avance du manque de clarté et de la mauvaise orthographe de cette note.