Quelques éléments sur la longue traîne
Françoise Benhamou et Pierre-Jean Benghozi on publié en janiver un papier dans la collection Prospective du ministère de la culture et de la communication qui teste sur des données françaises l'hypothèse de longue traîne proposée par Chris Anderson, hypothèse fort populaire dans les mileux culturels. Petit compte-rendu.
La longue traîne
En quelques mots, la longue traîne fait référence à des formes particulières de distribution telles qu'un petit nombre d'événements sont très fréquents, tandis qu'un grand nombre le sont peu mais qu'au total, les événements individuellement les moins fréquents représentent une part importante des événements réalisés. Dans le cas des biens culturels, c'est ce qui se passe quand quelques titres font des ventes importantes (les blockbusters), mais que les titres ne faisant pas de grosses ventes représentent quand même la majorité des exemplaires vendus.
L'idée de Chris Anderson est que la dématérialisation des contenu permet un accès plus facile aux biens de la « longue traîne », qui ne se trouvent plus exclus des rayonnages (matériels) faute de place. Il imagine ainsi que cela permettrait de donner accès à l'ensemble des biens de la longue traîne, qui trouveraient ainsi plus facilement leur public. La conséquence directe de cette idée est donc que la dématérialisation des biens culturels devrait conduire à une diversification importante des biens consommés.
Étant donné le succès du concept (pourtant, ou parce que, fort flou) de diversité culturelle, l'hypothèse de Chris Anderson a connu un grand succès dans les milieux culturels, qui y voyaient l'antidote d'un star system qui concentre succès et rémunérations sur un faible nombre de biens (voir l'ouvrage éponyme de F. Benhamou pour une description de ce système, et De Vany 2004 pour des éléments empiriques). Apparemment, les économistes sont restés plus sceptiques : le nom de C. Anderson n'apparaît même pas (sauf erreur de ma part) dans l'index des auteurs du Handbook of the Economics of Arts and Culture. L'absence de définition utilisable du concept de diversité culturelle et l'aporie des modèles existant de diversité expliquent sans doute ce manque d'intérêt.
Une hypothèse testable
En tout état de cause, la longue traîne constitue une hypothèse testable empiriquement : est-ce que la somme des « petites » ventes a augmenté avec l'arrivée de la distribution en ligne de biens culturels ? C'est précisément ce test que réalisent F. Benhamou et P.-J. Benghozi dans le cas de la musique enregistrée et de la vidéo en France. Ils observent ainsi un effet d'épaississement de la traîne, mais également un accroissement des très fortes ventes, au détriment des ventes moyennes : la distribution des ventes est plus pentue et avec une queue plus épaisse. En d'autres termes, cela signifie que les gros succès moins nombreux mais plus importants, tandis que les produits marginaux rencontre une demande un peu plus importante. Toutefois, l'extrémité de la queue de distribution reste assez plate : l'article reprend le constat d'une plate-forme de musique en ligne selon laquelle la moitié des titres de son catalogue ne sont jamais téléchargés.
Quelque part, ce résultat n'est pas très étonnant : l'effet de longue traîne ne va pas apparaître du jour au lendemain, et les habitudes d'achat ont la vie dure. Ainsi, les auteurs remarquent que les achats de Noël profitent de manière encore plus disproportionnée que d'habitude aux gros succès. Les auteurs remarquent également que le business model des principaux acteurs reste orienté sur les gros succès, et peu sur la traîne, qui demande un certain travail d'agrégation d'informations pour trouver sa demande.
Et qu'en dit la théorie ?
Au-delà de cette étude empirique, est-ce que la théorie économique dit quelque chose sur ce type de phénomènes ? Une chose est sûre, les dynamiques de bouche-à-oreille qui font le succès des biens culturels sont actuellement sous-étudiés. Ce n'est pas un hasard si l'article Beck, 2006 soit cité alors même qu'il n'a pas encore été publié dans une revue. Cependant, la littérature existante fournit quelques intuitions qui devraient permettre d'évaluer l'hypothèse de longue traîne de manière plus complète.
Agrégation de faibles ventes
En premier lieu, on sait que l'agrégation d'une liste de titres à faibles ventes à un catalogues comprenant déjà quelques succès permet d'augmenter la propension à payer des consommateurs, et qu'une diversification mesurée du panier proposé permet d'augmenter les profits tirés de l'ensemble (référence : Bakos et Brynjolsson, 2000). Une concurrence entre plates-formes à paiement forfaitaire (sur le modèle des portails) aurait ainsi pour conséquence d'augmenter le nombre de biens disponibles dans les paniers, puisque la numérisation permet d'ajouter des biens supplémentaires pour des coûts très faibles (d'autant plus faibles, d'ailleurs, que des morceaux jamais téléchargés ne prennent que de la place disque, ce qui est très peu cher actuellement). De ce fait, l'apparition de longue traînes dans l'offre (mais pas dans la demande, voir plus bas) semble accréditer l'idée que la numérisation permet effectivement à plus d'œuvres d'accéder au marché. La question est alors de savoir si la concentration des ventes tient à des problèmes d'information et de réputation, ou à des qualités intrinsèques des biens. Si la première hypothèse est vraie, des phénomènes de longue traîne pourraient advenir également au niveau de la demande. Si c'est la seconde en revanche, on ne devrait pas observer de baisse significative de concentration de sa consommation.
Information et faibles ventes
Évidemment, le débat ci-dessus est tout sauf facile à trancher, sauf à considérer selon une logique un peu circulaire que le nombre de ventes est le meilleur indicateur de la qualité intrinsèque d'un produit. Pour sortir de cette ornière, il faut sans doute s'interroger un peu plus précisément sur pourquoi, en supposant que les différences intrinsèques sont faibles, l'immense majorité des biens proposés ne rencontrent pas de demande ou une demande très faible.
Pour acheter un bien culturel, il faut commencer par savoir qu'il existe. Les auteurs de l'étude soulignent le rôle que pourraient jouer à cet égard les mécanismes de recommandation, à base de contenu généré par les utilisateurs (recommandations directes) ou d'analyses de base de données (ceux qui ont acheté cet ouvrage ont aussi acheté...). Si je pense que ces mécanismes devraient, quand ils seront sortis de leur marginalité actuelle, augmenter la part des titres moyens, je suis assez sceptique quant à leur capacité à générer de vrais phénomènes de longue traîne. Il y a en effet un problème d'initialisation : tant que personne n'a acheté un titre, ce dernier n'entre pas dans ces réseaux de recommandations, et reste à zéro.
Donc ?
Au final, cette étude a le mérite de faire un peu retomber le soufflé de la longue traîne, qui avait sans doute par trop gonflé les espoirs de ceux qui font de la diversité culturelle une valeur en soi, sans s'interroger sur son contenu ni sur la diversité des biens effectivement consommés. Elle remet au centre les problèmes d'information qui caractérisent les marchés culturels, et qui fondent l'existence même des éditeurs et des plates-formes qui effectuent un tri dans cette offre.
Remarque : je ne suis décidément pas très en forme aujourd'hui, et m'excuse par avance du manque de clarté et de la mauvaise orthographe de cette note.
Publié le lundi, février 9 2009, par Mathieu P. dans la catégorie : General - Lien permanent
Commentaires
lundi, février 9 2009
22:33
D'accord avec votre section 1 : s'il y a eu succès dans les milieux culturels (composés en partie de paternalistes pessimistes "bienveillants" persuadés qu'ils savent mieux que leurs concitoyens ce que ces derniers "devraient" et ne "devraient" pas consommer en matière culturelle), on ne peut pas dire que cela ait mobilisé beaucoup de recherches en économie (il y en a un petit peu tout de même maintenant, par exemple Elberse et Elberse et Oberholzer-Gee, ou Brynjolfsson avec différents co-auteurs, tous cités d'ailleurs dans l'article auquel vous faites référence). Une raison possible est peut-être l'importance, en économie paretienne du bien-être (notamment absence de jugement de valeur sur les préférences des agents, ni d'intention de classement entre elles) de la souveraineté du consommateur pour les économistes qui, à l'observation de la concentration de la consommation ou des ventes de contenus dans les industries culturelles, peuvent considérer que ce n'est pas un problème en soi, à l'inverse de ce que peuvent penser certains membres de milieux culturels. En revanche, bien sûr, les économistes peuvent et ont cherché à expliquer cette concentration des ventes (et donc des rémunérations), en passant notamment par les analyses du star-system (en particulier, les articles de Rosen, Adler et McDonald dans l'American Economic Review) ; et, bien sûr là encore, il peut y avoir un problème pour les économistes si le phénomène de star-system est source d'inefficience économique au sens expliqué par Adler dans son chapitre pour le Handbook édité par Ginsburgh et Throsby chez Elsevier. Si "long tail" n'apparaît pas dans ce dernier, peut-être est-ce dû à cette absence de problème en soi pour les économistes plus sensibles que la moyenne à la souveraineté du consommateur. Une autre raison, complémentaire, est peut-être, à l'heure actuelle, le peu de modèles théoriques et d'éléments empiriques solides ("validés" par une publication dans une bonne revue scientifique à comité de lecture) apportant des éléments venant conforter la thèse de Chris Anderson, sachant que l'article initial d'Anderson est sorti en octobre 2004 dans Wired et que le Handbook est sorti en septembre 2006. J'en profite pour signaler une "book review" (pas terrible terrible...) du livre, ultérieur, de Chris Anderson dans le Journal of Cultural Economics en septembre 2007.
— MoggioAu sujet de votre section 2, il est peut-être un peu abusif de parler de test. Disons peut-être plutôt qu'on peut observer la distribution des données de ventes, constater que dans le temps celle-ci se modifie dans un certain sens (à ce sujet, voir la toute première version (disparue de la Toile, je crois...) de l'article d'Elberse et Oberholzer-Gee qui posait bien ce que signifie la thèse d'Anderson en termes de déplacement et/ou pivotement et/ou modification dans la structure de la courbe des ventes) et rapprocher cette modification dans un certain sens de ce qu'a pu écrire Anderson. Mais ce n'est pas un test, je crois. L'évolution dans le temps des ventes peut aller dans son sens mais il convient de, pour aller vite, "prouver" que cette évolution est bien due aux déterminants potentiels identifiés par Anderson dans son article et son livre (là encore voir l'article de Elberse et Oberholzer-Gee). En toute rigueur, une simple observation empirique n'est pas un test, je crois (besoin de raisonner toutes choses égales par ailleurs). Il faudrait disposer, après analyse théorique, d'un modèle économétrique expliquant la distribution des ventes en fonction d'un certain nombre de déterminants (qui inclueraient ceux d'Anderson) et "regarder" ensuite la valeur et la significativité des coefficients estimés pour voir si Anderson est conforté ou non. Des éléments d'un tel travail se trouvent précisément chez Elberse et Oberholzer-Gee, pas vraiment dans l'article auquel vous faites référence, ce qu'on peut regretter alors qu'il y a ici un avantage à disposer de données françaises. En tout cas, cet article observe des choses assez proches de l'article de Elberse et Oberholzer-Gee sur les ventes de vidéos aux États-Unis : à la fois un effet superstar à la Rosen (il a toujours raison et son modèle de 1981 reste solide, non ?) et un effet longue traîne à la Anderson.
Toujours sur le test, notez que l'analyse de Elberse dans la Harvard Business Review de l'été 2008 a été critiquée par Anderson et l'économiste Tyler Cowen en expliquant qu'il n'est pas recommandé de raisonner en valeur relative avec des déciles (ou des pourcentages) mais plutôt en prenant comme base la valeur absolue d'un nombre donné de titres disponibles correspondant, disons, à la capacité d'accueil de titres d'une Fnac moyenne, qu'il convient de "bloquer" dans le temps et de comparer (car bloquée) avec le reste des titres qui ne sont pas vendus ("vendables") dans un tel magasin-référence, du fait de sa capacité d'accueil et de stockage. C'est ce qu'a toujours dit Anderson, la "head" de la distribution correspondant pour lui au nombre de titres exposables/stockables dans un tel magasin. Le problème est qu'en raisonnant en déciles ou en pourcentages (comme Benhamou et Benghozi), même le premier décile gonfle dans le temps et le point de comparaison bouge aussi, ce qui fausse l'analyse. Je ne suis pas clair, désolé mais, sur cette question non négligeable, voir ici ce billet d'Anderson, là un de ses commentaires dans le même billet et Cowen ici
Dans la section 3, où est cité l'article de Beck, s'il vous plaît ? Pas trouvé dans le Benhamou-Benghozi...? Dans la littérature sur le sujet, c'est cela ?
Dans votre section 5, d'accord avec vous et c'est ce que dit Anderson, d'une autre manière : la question est en effet l'efficacité des "filtres", pour reprendre le terme d'Anderson, entre une offre distribuée en effet fabuleusement abondante et une demande qui a besoin de s'informer, d'être guidée, aidée, ajustée, ciblée, etc. (pour un gain côté bien-être des consommateurs), face à tant de biens d'expérience aujourd'hui disponibles. Et en effet, comme Anderson le dit, sans "filtres" efficaces permettant des appariements offre-demande plus "efficaces", plus "adaptés", plus "satisfaisants", plus sources de gain en bien-être, alors pas vraiment de "longue traîne" observable côté consommation dans le temps avec l'évolution des techniques d'information et de communication (Anderson n'ignore pas d'ailleurs la littérature sur l'effet négatif que pourrait avoir "trop" de produits culturels proposés pour le consommateur moyen, affolé et incapable de "faire le tri" (d'où plus de concentration des consommations encore dans le temps !), d'où d'ailleurs la question du ou des niveaux optimaux de diversité culturelle offerte, mettant en balance les bénéfices et les coûts de "la" diversité culturelle).
Intéressante section 6 : j'ai lu il y a quelques semaines l'"abstract" d'un article expliquant que les recommandations de type Amazon du genre "si vous allez lu tel livre, alors nous vous recommandons tel autre... etc.", sur la base des achats liés d'autres consommateurs, ont tendance à encore plus accentuer le phénomène de concentration des ventes sur un nombre limité de titres. Je peux essayer de retrouver la référence de l'article, si cela vous intéresse.
Merci pour ce nouveau billet, toujours intéressant (z'avez vu mon commentaire est presque plus long que votre billet ! mais j'y arriverai un jour ! ;-))
lundi, février 9 2009
23:34
Voilà ce que c'est que d'avoir un blog : un billet publié un jour où on n'est pas très en forme, et la sanction vient immédiatement, les imprécisions étant rapidement relevées. Pour la section 1, j'aurais effectivement dû préciser tout cela (y compris la référence à Oberholzer-Gee). En fait de modèles, un des mes co-doctorants (maintenant docteur) m'a signalé un article que j'ai justement commencé à lire aujourd'hui, et qui m'a l'air prometteur : Hervas-Drane 2009, dont voici l'abstract : J'en parlerai peut-être dans un prochain billet (qui risque d're un peu technique du coup).
Sur la section 2, vous avez raison de souligner mon abus de langage : il ne s'agit pas d'un test au sen économétrique, même si les données leur auraient peut-être permis de faire quelque chose qui s'en approche. En revanche, je ne suis pas certain que l'instrument proposé par Anderson soit bon. En effet, on peut penser que le nombre de titres disponible dans une grande surface culturelle (surtout une qui opère une plate-forme en ligne) en partiellement corrélée à l'état de l'offre en ligne, ce qui va créer un biais d'endogénéité. Quitte à prendre un instrument, j'aurais envie de prendre une grande librairie traditionnelle (Gibert Joseph à Paris, par exemple), qui est soumise à des contraintes d'espace installé qui font que son offre va peu réagir à la présence d'une offre en ligne. Il y aurait sans doute de quoi faire un papier intéressant si j'avais le temps et surtout accès aux données (soupir).
De mémoire, je pensais que l'article de Beck était cité par Canoy et al. dans le ''Handbook'', mais je m'aperçois que ce n'est pas le cas. Ils citent d'autres articles (également non publiés) du même. Il aurait également pu être cité dans le chapitre de De Vany sur le cinéma. Mea culpa donc pour l'erreur.
Pour la question de la diversité, je suis preneur de la référence. En tout état de cause, n'hésitez pas à commenter ainsi, votre commentaire relevant nettement le niveau de mon billet. Ah, oui, une petite chose : quand vous copiez un lien dans un commentaire, insérez une espace entre la fin du lien et le caractère suivant (la parenthèse fermante, par exemple), sinon dotclear colle le caractère dans l'URL, que je dois corriger à la main. Merci !
— Mathieu P.mardi, février 10 2009
23:53
Merci pour la référence à l'article de Hervas-Drane de janvier 2009, que je ne connaissais pas. Je vais le lire.
— MoggioL'exemple de la "Fnac moyenne" est de moi, pas d'Anderson ! ; il a plutôt en tête, de mémoire, un magasin Barnes & Noble standard (mais il existe aussi une offre en ligne pour cette chaîne, non ?...).
Pourriez-vous m'en dire un petit peu plus sur le biais d'endogénéité dont vous parlez ? D'avance, merci.
L'article en question est celui de D. Fleder et K. Hosanagar ("Blockbuster Culture's Next Rise or Fall: The Impact of Recommender Systems on Sales Diversity"), qui est d'ailleurs cité dans l'article de Hervas-Drane. Il existe sur la Toile une version datée de novembre 2008.