Quelle réforme ?

Pour ceux qui, on les comprends, n'auraient pas suivi, la mesure centrale qui fait réagir les enseignants du supérieur est la modulation de la charge d'enseignement. Actuellement, tous les personnels d'un même corps (Maîtres de conférences d'un côté, Professeurs de l'autre) sont censés fournir un volume d'enseignements identique, et consacrer le reste de leur temps à la recherche. Pas de modulation en fonction de la productivité scientifique ou de l'implication dans d'autres activités relatives à l'université. Tout cela est naturellement théorique : décharges pédagogiques et cours créés à la demande permettent de contourner cette hypothétique égalité statutaire à coups d'arrangements ad hoc. Ce qui n'est pas nécessairement un mal : certains sont meilleurs chercheurs qu'enseignants, et on n'a pas toujours envie de leur confier un amphi de 400 personnes de premier cycle. L'inverse est cependant plus difficile. L'excédent de cours est épongé par des personnels précaires, moniteurs, ATER et autres vacataires.

La proposition de décret propose de revenir sur l'interdiction de modulation, en donnant au chef d'établissement et au conseil d'administration la possibilité de moduler la charge d'enseignement (et mécaniquement de recherche) en fonction des résultats scientifiques obtenus (publications en tête).

Quels problèmes ?

Les opposants à ce décret pointent, sans doute à juste titre, le pouvoir exorbitant qui est donné au chef d'établissement pour favoriser ses amis, et écraser ceux avec qui il n'est pas d'accord sous une charge de cours écrasante. On pourrait imaginer qu'une forme d'autodiscipline puisse empêcher ce genre de choses, mais les comportements mandarinaux, observés dans les processus de recrutement (voir ici et les notes précédentes), n'incitent pas à être optimistes sur ce point. Selon moi, on le verra plus loin, il manque un instrument de discipline pour que ce système fonctionne.

L'autre problème, sans doute le plus important, est que le décret considère implicitement l'enseignement contre une sanction à l'égard de ceux qui font trop peu de recherche. Il est clair que cette idée est dans l'esprit des concepteurs de cette réforme. Il est tout aussi clair, et dérangeant, qu'elle ait été immédiatement repérée pour ce qu'elle est par l'autre camp. A priori, il n'y a pas de honte à enseigner plus et à chercher moins : chacun a son avantage comparatif, et celui-ci peut évoluer au cours de la carrière d'un chercheur. À lire les différents manifestes, j'ai l'impression que ceux qui défendent la vertu de la fonction d'enseignements ne sont pas exempts de l'idée que celui-ci constitue avant tout une charge... ce qui en l'état du système universitaire n'est pas faux. Difficile de s'épanouir ou de mettre à profit sa recherche quand il faut inculquer péniblement à des étudiants de premier cycle des contenus et des méthodes qu'ils devraient connaître avant même de passer leur baccalauréat (à nouveau voir ici et les notes suivantes).

Ce qui est bien identifié également est la volonté de rapprocher le fonctionnement des universités de celles d'une entreprise, ou à tout le moins d'une administration conventionnelle, avec des liens hiérarchiques clairs entre les différents niveaux (actuellement, la « démocratie » est supposée régner, démocratie qui n'est pas sans rappeler la composition des collèges électoraux dans l'Algérie coloniale). Ce n'est pas non plus forcément une bonne idée, mais nous n'avons pas en France la culture des grandes institutions à but non lucratif qui sert de support aux plus grands établissements d'enseignement supérieur anglo-saxons. En fait, il manque quelque chose, et sans ce quelque chose, toute réforme de ce type donnera au mieux assez de corde pour se pendre aux universités mal gérées.

Enfin, il y a le problème de l'évaluation, qui redouble celui de l'enseignement. L'évaluation semble en effet essentiellement fondée sur les résultats de recherche, et absolument pas sur l'enseignement. Pourtant, la deuxième fonction est présentée comme aussi importante que la première.

Qu'est-ce qui manque ?

Plus qu'une culture, ce que les pays anglo-saxons ont et que nous n'avons pas, c'est une vraie concurrence entre établissements d'enseignement supérieur. Même le peu de concurrence qui pouvait exister au moment des inscriptions en premier cycle a été limité par des mesures de zonage. Sans concurrence, les mauvais enseignants disposent d'un public captif, et personne n'ira constater le vide des amphis des mauvais enseignants, et inversement l'engorgement de ceux des grands pédagogues. Or, c'est là qu'une forme de concurrence pourrait mettre en évidence ce type de problème, qui se mesurerait en baisse du nombre d'inscriptions. Évidemment, cela suppose d'aller beaucoup plus loin que ne le propose la présente réforme, puisqu'il faudrait probablement accepter :

  • Que chaque établissement soit maître de ses recrutements, y compris mettre certains enseignants à la porte ;
  • L'existence d'une combinaison de sélection à l'entrée et de droits d'inscription, qui permettraient de réguler les flux ;
  • Éventuellement la concentration des bons chercheurs dans un petit nombre de centres, et la création de collèges universitaires, universités avec peu ou pas de recherche et dédiés à des formations plus courtes et plus professionnalisantes. C'est un tabou en France, au point que les IUT (qui font exactement cela) y ont tellement bien réussi qu'on a décidé de les casser.

Naturellement, je suis tout sauf impartial en la matière : je suis passé et suis encore dans les parties les plus concurrentielles du système, où les places sont beaucoup plus rares que les postulants. Je comprends que celui qui a arraché de haute lutte la possibilité de faire tranquillement de la recherche soit à cœur de la préserver. À observer le fonctionnement de l'université avec l'œil de l'économiste, je ne peux cependant m'empêcher de penser que cette histoire manque cruellement d'incitations, tant du côté des enseignants que des étudiants.