Cette note doit beaucoup à l'excellent survey de John Moore (1992), « Implementation, contracts, and renegotiation in environments with complete information », pp. 182-282 in Advances in Economic Theory, Volume I (J.-J. Laffont, ed.), Cambridge : Cambridge University Press.''

Deux femmes vivant sous le même toit mirent chacune au monde un enfant sans que personne d'autre qu'elles-mêmes ne fut mis au courant. L'un des enfants mourut étouffé et les deux femmes se disputèrent le survivant. Pour régler le litige, le roi Salomon ordonna que l'enfant soit coupé en deux et partagé entre les deux mères. La mère préféra alors renoncer à l'enfant tandis que l'autre acceptait le jugement. Dans sa grande sagesse, Salomon reconnut en la première la vraie mère de l'enfant et ordonna qu'il lui soit rendu.

(version originale)

L'objectif de Salomon est le suivant : 1) je ne sais pas qui est la vraie mère mais je souhaite lui rendre son enfant, 2) par contre, je sais que chacune des deux femmes sait qui est la vraie mère, 3) si je menace de tuer l'enfant, la vraie mère, par amour pour sa progéniture, préfèrera le donner à la « fausse » mère. C'est brillant. Un doute subsiste néanmoins : qu'aurait fait Salomon si la « fausse » mère avait mimé le comportement de la vraie mère, c'est-à-dire avait aussi renoncé à l'enfant ? La vérité est que Salomon aurait été bien embêté ! Tâchons d'expliquer pourquoi mais, avant tout, nommons les protagonistes de notre histoire. L'Ancien Testament ne nous renseignant pas à ce sujet, appelons arbitrairement nos deux femmes Anne et Béatrice.

Le problème de Salomon est de rendre l'enfant à sa vraie mère. Cela suppose de trouver un mécanisme qui révèle l'identité de la vraie mère dans les deux états de la nature possibles, à savoir Anne est la mère de l'enfant ou Béatrice est la mère de l'enfant. Un mécanisme est un jeu (au sens de la théorie des jeux) : il y a deux joueurs (Anne et Béatrice), un ensemble de stratégies et une fonction de paiement qui détermine l'issue du jeu pour chaque couple de stratégies adoptées par les joueurs. Dans l'histoire du jugement de Salomon, il y a trois issues possibles : l'enfant est donné à Anne (a), l'enfant est donné à Béatrice (b), l'enfant est coupé en deux (c). Il ne reste plus à Salomon qu'à trouver un ensemble de stratégies et une fonction de paiement conduisant les deux femmes à choisir des actions qui révèlent l'état de la nature et, par là même, à rendre l'enfant à sa vraie mère.

Prenons un exemple (qui ne répond pas au problème de Salomon) pour rendre cela plus concret. Salomon demande à chaque femme de dire si oui ou non elle est la mère de l'enfant : c'est l'ensemble des stratégies. Salomon explique également aux deux femmes que si leurs déclarations ne sont pas contradictoires, l'enfant est donné à la femme qui a déclaré être la vraie mère et que, dans le cas contraire (i.e. les deux femmes font la même déclaration), l'enfant est coupé en deux. On peut représenter ce jeu de la façon suivante, Anne jouant les lignes et Béatrice les colonnes :

Béatrice
Je suis la mèreJe ne suis pas la mère
AnneJe suis la mèreca
Je ne suis pas la mèrebc

Exemple de mécanisme qui ne marche pas

Marquons une petite pause et faisons quelques hypothèses sur les préférences d'Anne et Béatrice. Si Anne est la mère de l'enfant, elle préfère (strictement) a à b et b à c. Béatrice préfère quant à elle a à c et c à b, c'est-à-dire que, conformément à l'histoire qui nous a été transmis, elle préfère que l'enfant soit coupé en deux plutôt qu'il ne soit donné à Anne. De façon symétrique, en inversant les rôles de a et b, on écrirait les préférences des deux femmes dans le cas où Béatrice est la mère de l'enfant.

Ceci étant fait, revenons à notre exemple et cherchons le ou les équilibres (de Nash) de notre jeu dans chaque état de la nature. Supposons que Anne soit la vraie mère de l'enfant. Il est alors aisé de voir que ce jeu admet un unique équilibre qui consiste pour Anne à annoncer qu'elle n'est pas la mère de l'enfant et pour Béatrice qu'elle est la mère de l'enfant. Pour le voir, remarquons que Béatrice possède ce qu'on appelle une stratégie dominante : quelle que soit la stratégie adoptée par Anne, Béatrice a intérêt à mentir en annonçant qu'elle est la vraie mère ! En effet, si Anne annonce qu'elle est la vraie mère, Béatrice préfèrera que l'enfant soit coupé en deux (c préféré à a) et si Anne annonce qu'elle n'est pas la mère, Béatrice préfèrera que l'enfant lui soit donné (b préféré à c). Sachant cela, Anne n'a plus qu'une possibilité pour préserver la vie de son enfant : annoncer qu'elle n'est pas sa mère ! Par le même raisonnement, si Béatrice était la vraie mère, l'issue d'équilibre serait de donner l'enfant à Anne. Notre mécanisme fait donc le contraire de ce qu'on voulait !

On pourra rétorquer que Salomon peut intervenir ex post (après les deux annonces) et donner l'enfant à la femme ayant déclaré ne pas être sa mère. En effet, dans le mécanisme précédent, les deux femmes font des annonces différentes à l'équilibre, de sorte que Salomon peut en déduire que la femme ayant annoncé ne pas être la mère de l'enfant est en réalité sa vraie mère. Il sait donc ex post à qui rendre l'enfant. Mais peut-il le faire et, ce faisant, ne pas respecter l'issue sélectionnée par le mécanisme ? Si les deux femmes pensent que Salomon ne respectera pas le « jugement » du mécanisme, elles modifieront leurs annonces en conséquence. Aucune information ne peut alors être révélée à l'équilibre, sinon Salomon saurait déterminer qui est la vraie mère. En d'autres termes, les deux femmes feraient la même annonce à l'équilibre, le plus probable étant qu'elles déclarent toutes les deux être la mère de l'enfant. Nous venons d'illustrer le problème de la crédibilité de Salomon quand il annonce le mécanisme, c'est-à-dire de sa capacité d'engagement à respecter l'issue sélectionnée par le mécanisme. De manière générale, si Salomon n'est pas crédible, aucun des mécanismes qu'il pourrait proposer ne permettrait de révéler qui est la vraie mère ! Bien sûr, sur un jugement, la question de la crédibilité de Salomon n'a pas trop de sens. Mais il faut se demander ce que les sujets de Salomon penseraient de lui si régulièrement il ne respectait pas ses promesses... Accordons tout de même quelques crédits au grand Roi et supposons par la suite qu'il est crédible dans l'annonce du mécanisme.

Evidemment, on ne s'attendait pas à trouver du premier coup LE mécanisme permettant d'implémenter (en équilibre de Nash) l'objectif de Salomon, qui est, rappelons-le, de rendre l'enfant à sa vraie mère. Mais comment trouver un tel mécanisme ? Et puis d'abord, avant de se mettre à chercher, posons nous la question suivante : un tel mécanisme existe-t-il ? La réponse est : non ! Il n'existe aucun jeu dont l'issue d'équilibre est de rendre l'enfant à sa vraie mère dans les deux états de la nature. Essayons de comprendre pourquoi. Supposons qu'un tel jeu existe. Dans l'état de la nature où Anne est la mère de l'enfant, il existe un équilibre de ce jeu où l'issue est a, c'est-à-dire un couple de stratégies tel qu'aucune des deux femmes n'a intérêt à en changer unilatéralement. Puisque c'est un équilibre, Béatrice n'a pas intérêt à jouer une autre stratégie, i.e. toute autre stratégie doit lui apporter un gain plus faible que ce qu'elle obtient dans l'issue a. Or, a est la pire issue pour Béatrice quand Anne est la vraie mère. Donc, la stratégie d'équilibre d'Anne étant fixée, toute autre stratégie jouée par Béatrice doit nécessairement conduire à la même issue a. Que se passerait-il alors si Béatrice était la mère de l'enfant ? Supposons que les deux femmes jouent les mêmes stratégies que dans l'équilibre précédent. Anne n'a pas intérêt à jouer autre chose puisque a reste son issue préférée et, comme nous l'avons vu, si Béatrice joue une autre stratégie, l'issue a doit nécessairement émerger. Autrement dit, a est également une issue d'équilibre quand Béatrice est la vraie mère de l'enfant ! Notre jeu admet donc un équilibre où, dans un des deux états de la nature, l'enfant n'est pas rendu à sa vraie mère. Nous sommes face à une contradiction1.

Cela veut-il dire qu'il n'existe aucun moyen (autre que la torture !) de rendre l'enfant à sa vraie mère ? Pas de panique, il en existe ! Mais pour cela, nous avons besoin d'introduire un nouvel outil puissant : la monnaie. Ce sera l'objet de la seconde partie de cette note…

1Il existe une raison plus profonde pour laquelle l'objectif de Salomon n'est pas implémentable en équilibre de Nash : il ne vérifie pas une condition dite de monotonicité, identifiée par Eric Maskin en 1977 et valable dans un cadre beaucoup plus général que celui du jugement de Salomon. Pour les amateurs, se référer au classique de Martin Osborne et Ariel Rubinstein, A Course in Game Theory, chapitre 10)